10 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (9)

« Quand on ne parle pas le même langage, on peut difficilement discuter ensemble de politique ; ceux qui se réclament d'idéologies opposées ne peuvent élaborer des plans en commun »

Le ton monte entre les lettrés et le Grand Secrétaire, à la Cour de l'Empereur de Chine (81 avant J.C.). Dans ce 9ème chapitre du Yantie Lun (aussi appelé "Dispute Sur le Sel et le Fer"), le torchon n'est pas loin de brûler définitivement, tant les divergences de vue sont grandes.


QUAND LE SOUVERAIN S'AFFLIGE


L'arrière et le front.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Vous avez dit : « Désordres et troubles préoccupent le monarque éclairé. » En effet, le souverain règne sur l'Empire en maître de maison qui s'inquiète du bien-être de ses hôtes. Aussi n'est-il pas digne d'un grand roi de ne pas se porter au secours de ses sujets quand ils se noient, comme il est indigne d'un loyal serviteur de l'État d'être indifférent aux malheurs du pays. Rester ferme devant l'adversité est le devoir du ministre, tout comme celui du père, quand son fils a faim et froid, est de lui donner la nourriture et le couvert. Les épreuves que doivent affronter nos enfants, exilés dans de lointaines contrées, hantent les nuits de notre souverain. Les ministres se sont attelés à la tâche, ils ont déjà proposé toutes les mesures susceptibles de renflouer les caisses de l'État. Le Conseil d'État a décidé d'instituer un monopole sur les alcools, toujours en vue des dépenses exigées par la protection des frontières, le règlement de la solde des trou­pes et l'assistance à ceux qui se trouvent dans une situation critique. Comment aurions-nous la lâcheté de nous dérober à nos devoirs paternels en mettant fin à cette aide ? Nous avons restreint la nourriture et les vêtements de l'ar­rière pour soulager la détresse de ceux qui sont sur le front. Et quand ces restrictions se montrent insuffisantes, vous voudriez que nous cessions toute fourniture ! Pourrions-nous sans rougir continuer à revendiquer le titre de pères ou de grands frères vertueux du peuple si nous abandonnions les régions frontalières à leur sort ?

Un empire unifié.
LES LETTRÉS. - À la fin de la dynastie des Tcheou, le roi était faible et les princes feudataires réglaient leurs conflits par la violence. Les seigneurs ne connaissaient pas le repos, et les vassaux erraient d'une principauté à une autre. Pourquoi cela ? Tout simplement parce que les pays en guerre étaient si nombreux que la plupart des royaumes se trouvaient au bord de la ruine. Or, maintenant que toutes les provinces de l'Empire ne forment plus qu'un seul territoire et que l'Empire est unifié, l'empereur peut en toute quiétude se livrer à la joie de la promenade sous les galeries couvertes de ses palais. Il a le loisir d'écouter ses ministres lui exposer leurs profonds desseins, d'entendre dans la salle du trône éclater les nobles accents des chants cérémoniels et des hymnes dynastiques et, dehors, d'être bercé par le tintement des grelots de son char. Sa vertu est éclatante. Sa gloire peut rivaliser avec celle de Tang ou de Yu. Ses mérites rejailliront sur sa postérité. Les Man et les Mo, ces sauvages qui vivent dans des contrées stériles, peuvent-ils troubler la sérénité de notre souverain et lui infliger les tourments que connurent les monarques de l'époque des Royaumes combattants ? Si notre très éclairé souverain ne néglige pas ses devoirs, s'applique à gouver­ner selon les principes de la vertu et distribue ses faveurs avec libéralité, les barbares du Nord se tourneront vers nous, ils viendront frapper à notre porte pour faire leur soumission. Les Huns, domptés, rentreront leurs crocs et ne mangeront plus toutes nos ressources.

On perd son temps avec vous !
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Sa Majesté très éclairée s'alarme que son pays ne jouisse pas encore de la tranquillité et s'inquiète que les frontières ne connaissent toujours pas la paix. Il a envoyé les inspecteurs généraux de la Cour procéder à des enquêtes sur les maux qui affligent le peuple afin de venir en aide aux plus démunis et de panser leurs blessures. Mais comme nous hésitions encore sur les moyens à utiliser pour répandre la vertu de notre très avisé souverain et procurer la paix à l'Empire, nous nous sommes permis de vous réunir pour vous consulter. Or, quand vous ne nous propo­sez pas de voler jusqu'aux cieux, vous nous demandez de plonger au fond des abîmes. Comment de tels avis pourraient-ils être de quelque utilité ? Vous semblez croire qu'on gouverne un État comme on administre un village. Ramassis de campagnards et de culs-terreux qui ne comprenez rien à rien ! Vous êtes comme des ivrognes qui viennent juste de cuver leur vin. On perd son temps à discuter avec vous !

Nous parlons deux langages.
LES LETTRÉS. - « Quand on ne parle pas le même langage, on peut difficilement discuter ensemble de politique ; ceux qui se réclament d'idéologies opposées ne peuvent élaborer des plans en commun », a dit Confucius. Aujourd'hui, vous suivez une ligne politique bien précise; nous ne pouvons vous être d'aucun conseil.

Ne ruinez pas nos efforts.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Je croyais que la loyauté d'un vassal consistait à remplir ses obligations à l'égard de son suzerain et la piété filiale à s'acquitter de ses devoirs à l'égard de ses parents. Lorsqu'un monarque commet une erreur, ses vassaux se doivent de le soutenir; quand un père a offensé la loi, ses fils ne peuvent que couvrir sa fuite. À la mort d'un prince, les ministres ne changent pas sa politique ; à la mort d'un père, les fils ne modifient pas ses orientations. Les Annales des printemps et des automnes fustigent la démolition des terrasses seigneuriales de la famille Kiang, car c'était détruire ce qu'avaient édifié les ancêtres et révéler les erreurs de ses seigneurs et aïeux. Voilà maintenant longtemps qu'ont été établis les mono­poles sur le sel et le fer ainsi que les organismes de planification des coûts des marchandises. En voulant les abolir, vous ruinez les efforts de notre feu monarque et portez atteinte au prestige de notre très éclairé souverain. Nous qui avons la charge des intérêts de la nation, nous sommes résolus à défendre les principes de fidélité et de piété filiale. C'est ce qui nous sépare des lettrés.

La lustrine et la soie.
LES LETTRÉS. - L'homme avisé vit avec son temps ; l'homme ingénieux suit les mœurs de l'époque. Confucius a dit : « Les chapeaux de lustrine noire sont conformes aux rites ; mais aujourd'hui, tout le monde les porte en soie car cela coûte moins cher : Pour moi, je me conforme aux mœurs de la majorité. » Les sages, tout en restant fidèles aux préceptes des anciens, se plient aux coutumes de leur temps sans légiférer sur ce qui est convenable ou non. Le duc de Tcheou se sépara de ses ministres et assistants pour des raisons d'économie et de simplicité. Pourtant, on ne peut pas dire qu'il a bouleversé les institutions de ses pères ni qu'il a trahi les prescriptions de ses ancêtres.

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