LA FUITE DEVANT L'IMPÔT
Les marches de la prospérité.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Autrefois, les provinces de l'intérieur étaient surpeuplées, l'eau potable et le fourrage manquaient. Comme le climat chaud et humide convient mal à l'élevage des chevaux ou des bovidés, les hommes s'attelaient eux-mêmes à la charrue, transportant sur leur dos de lourdes charges. Ils s'épuisaient pour de minces résultats. Le peuple, misérable, manquait de nourriture et de vêtements ; on voyait par les chemins des enfants et des vieillards chargés de fardeaux et tirant des charrettes. Même les plus hauts dignitaires, ministres ou grands officiers, se déplaçaient souvent en char à bœufs. Mais depuis que Sa Majesté l'empereur Wou a conquis toutes les tribus du sud de la Chine et converti leurs terres en vergers, chassé les barbares de l'ouest et du nord et créé des réserves nationales sur les terres qu'ils occupaient, des articles rares et précieux et mille objets exotiques remplissent les palais intérieurs ; de vifs coursiers et des chevaux sauvages peuplent les haras impériaux. Il n'est pas un paysan qui n'ait une bonne charrette tirée par un fort cheval, et le peuple se gorge d'oranges et de pamplemousses. Cela montre bien la prospérité dont nous sommes redevables aux marches. Et c'est faire preuve d'un singulier aveuglement que de s'interroger comme vous le faites sur la prospérité dont nous jouissons actuellement.
Les cicatrices de la guerre.
LES LETTRÉS. - Nous nous sommes laissé dire que naguère, avant qu'on ne lance les expéditions contre les Huns et les Vietnamiens, les impôts et les corvées étaient rares et le peuple vivait dans l'opulence. Bien nourries et chaudement vêtues, les populations stockaient la nouvelle récolte, n'ayant pas encore fini de consommer celle de l'année précédente. La toile et la soie abondaient et le bétail se comptait par troupeaux. Les cultivateurs utilisaient le cheval comme animal de trait. Personne qui ne possédât un cheval de selle ou de labour. Il est vrai qu'en ce temps-là, on restreignait l'usage des chevaux aux travaux des champs. Mais plus tard, avec les innombrables campagnes militaires, la pénurie d'étalons devint telle qu'on expédia sur le front des juments et des vaches ; c'est pourquoi on voit naître maintenant des poulains et des veaux sur les champs de bataille. Les paysans n'ont plus d'animaux domestiques chez eux, les céréales ne sont plus cultivées dans les champs. Le peuple n'a même plus la balle du grain à se mettre sous la dent, et vous prétendez qu'il se gorge d'oranges ?
Un proverbe ne dit-il pas qu'il faut plusieurs générations pour se remettre d'une longue guerre ? Or, à présent, on peut voir les anciens champs laissés en friche ; les maisons se dressent au-dessus des murailles de la ville, mais la plupart sont désertées. Où est donc cette prospérité dispensée par les marches ?
Des paysans paresseux.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Jadis, l'unité de mesure du champ était le mou, soit une portion de terre de cent pas de côté. La terre, divisée en neuf portions, était cultivée collectivement par les paysans, chacun touchant un neuvième de la récolte, le dernier neuvième étant réservé au souverain. Les sujets de l'empereur devaient avoir à cœur de faire passer l'intérêt public avant leur intérêt personnel. L'empereur Wou, prenant en pitié les souffrances des paysans loqueteux et mal nourris, promulgua de nouveaux règlements par lesquels un acre serait désormais porté à un lopin de deux cent quarante pas de côté, et la dîme fut abaissée à un trentième de la récolte. Mais des fainéants se sont condamnés par leur mauvaise volonté et leur inertie à souffrir de la faim et du froid. Il n'y a pas d'autre raison à la misère actuelle des paysans. Quand certains veulent semer sans avoir labouré, et récolter sans avoir planté, en quoi le blâme retombe-t-il sur les monopoles ?
Trop d'impôts.
LES LETTRÉS. - La dîme était prélevée en fonction du produit de la récolte. L'État partageait donc avec les agriculteurs les aléas de la récolte. Quand le peuple avait peu, la part de l'État n'augmentait pas, elle ne diminuait pas quand le peuple avait fait une bonne récolte. Aussi peut-on dire de la dîme qu'elle est la mesure la plus juste et la plus équitable. Maintenant que les paysans sont imposés sur la superficie cultivée, bien que l'impôt ait été abaissé à un trentième, on voit, dans les bonnes années, quand le grain vient bien, l'État prélever une part trop petite, tandis que dans les mauvaises années, avec les famines et la disette, les paysans doivent encore contenter les exigences de l'État. À cela viennent s'ajouter les corvées, l'impôt sur les hommes valides dont le montant s'élève à la moitié du travail d'un individu. Les paysans se voient contraints soit de céder la totalité de leurs récoltes, soit de s'endetter pour fournir la redevance exigée. Voilà pourquoi le peuple souffre de la faim et du froid en dépit de son labeur acharné. De même que le maçon s'assure que ses fondations sont solides avant d'élever les murs, le meneur d'hommes commence par assurer des activités rentables à ses sujets avant de ponctionner ses revenus. Les Entretiens de Confucius (l) ne disent-ils pas : « Quand le peuple a le nécessaire, comment le prince n'aurait-il pas ce qu'il lui faut » ?
L'aide de l'État.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Quand les seigneurs luttaient entre eux pour le pouvoir et quand des États guerriers se forgeaient par des combats incessants, les paysans, découragés de cultiver leurs champs, ne faisaient pas grand cas de la dîme qu'il fallait verser. Mais à présent, par la vertu des pouvoirs sacrés de Sa Majesté, il n'y a pas eu de levées de troupes depuis fort longtemps : ce n'est pas pour autant que tout le monde s'adonne avec diligence aux travaux des champs ; malgré la distribution de nouvelles terres, certains manquent encore du nécessaire. Les dons aux indigents ont vidé les greniers, et la situation ne fait qu'empirer, trop d'individus ayant pris l'habitude de compter sur l'aide de l'État. C'est sans doute une source d'exaspération pour le prince que de voir ses sujets prendre le maquis, oublieux de leurs devoirs envers un État qui les a comblés. L'exemple est contagieux, le nombre des champs cultivés diminue chaque jour, les impôts ne rentrent plus, on résiste aux agents du gouvernement. Même si le prince le désirait, comment aurait-il le nécessaire ?
Raisons de l'absentéisme.
LES LETTRÉS. - II est évident que les gens ne se soustraient pas à leurs devoirs civiques parce qu'ils recherchent le profit, ni qu'ils éprouvent un malin plaisir à quitter leur foyer. Naguère, les trop nombreuses levées de troupes ont entraîné une crise financière ; il a fallu trouver de l'argent en écrasant le peuple d'impôts et de corvées, en le privant du nécessaire. Et comme, une fois de plus, le poids de l'impôt retombe sur les paysans, ils renâclent à travailler aux champs. La responsabilité d'un grand nombre de ces départs incombe aux gros propriétaires, auxquels les fonctionnaires n'osent pas s'attaquer, préférant s'en prendre au menu peuple. Ce dernier, lassé de ces exactions, prend le large. Puis les classes moyennes sont à leur tour obligées de partir. Et ceux qui restent paient pour les fugitifs. Les serfs, constamment persécutés par des fonctionnaires corrompus, suivent l'exemple des autres et les fuyards deviennent foule et la population ne cesse de diminuer. Des annales ont dit : « Le peuple est prêt à sacrifier sa vie pour un État libéral ; dans un régime tyrannique, même la famille se dissout. » C'est là qu'il faut chercher la raison de ces champs en friche et de ces villes désertées. La tâche du bon berger consiste à soulager les maux du peuple dont il a la charge, à le rendre heureux en lui assurant la paix et en écartant de sa tête les troubles, enfin, à en user sans abuser. Alors le peuple aura du cœur à l'ouvrage et s'acquittera avec joie de ses redevances. Le souverain n'aura pas besoin de quémander et ses sujets n'attendront pas de subsides du gouvernement.
Limites d'âge.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Autrefois, un jeune homme entrait au gymnase à quinze ans et prenait part à des corvées mineures. À vingt ans, il recevait le bonnet viril et devenait majeur. Il était en âge d'accomplir son service militaire. Vers la cinquantaine, alors qu'un sang généreux coule encore dans les veines, on l'appelait « robuste vieillard ». Le Livre des odes dit : « Fang Shu est d'un âge avancé, mais ses plans sont pleins de vigueur ! » C'est pourquoi l'armée des Chang était comme une nuée de corbeaux et celle des Tcheou aussi nombreuse que des fleurs d'armoise. À présent, notre très éclairé souverain montre sa commisération par des règlements libéraux en matière de corvée : à vingt-trois ans, on est inscrit sur les registres de la corvée, et, à cinquante-six ans, on est exempté, cela afin d'aider les personnes âgées et de procurer du repos aux vieillards. Ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse vaquent aux travaux des champs et s'occupent de l'entretien des hameaux, tandis que les vieux cultivent leurs potagers. Pourvu que chacun épargne ses forces et suive le rythme des saisons, personne n'aura à souffrir la faim ou le froid. Mais il est absurde de s'en prendre à l'État quand on ne sait pas administrer les affaires de sa famille.
Carences.
LES LETTRÉS. - À vingt ans, on devient adulte, on prend le bonnet viril, à trente on se marie, on peut participer aux opérations militaires. À partir de cinquante ans, on est un vieillard, On reste chez soi, appuyé sur une canne et on n'est pas soumis à la corvée. Ces règlements permettaient d'assister les indigents et de donner aux vieux un repos mérité. À la fête du village, tous ceux qui avaient dépassé la soixantaine se voyaient gratifiés de mets spéciaux en signe de respect. Les vieux jouissaient du privilège de ne se nourrir que de viande, de ne se vêtir que de soie et de ne marcher qu'appuyés sur une canne. Mais, de nos jours, on voit des quinquagénaires et des sexagénaires transporter des fardeaux aux côtés de leurs fils et petits-fils et être soumis à la corvée et à la conscription ; est-ce là une façon de prendre soin des personnes âgées ? Jadis, le prince ne demandait rien pendant trois ans à une famille endeuillée, par respect pour sa douleur et pour que les orphelins puissent accomplir leurs devoirs familiaux. 0r maintenant, que voit-on ? À peine la dépouille mortelle a-t-elle été mise en bière que le fils ou le frère cadet est obligé de quitter ses habits de deuil et de partir à la guerre. Est-ce là une façon de traiter le peuple comme ses propres enfants et de lui permettre de manifester sa piété envers ses pères ou frères aînés ? Sa Majesté est encore très jeune, aussi a-t-elle prié ses ministres de l'assister dans le gouvernement de ses États. 0r sous leur égide, l'administration et la propagation de la morale présentent de graves carences. Aussi souffrez que des hommes du commun donnent leur opinion sur ces matières.
L'assistant du Grand Secrétaire ne trouve rien à répliquer.
1. Ou Lunyu, recueil canonique des propos de Confucius rédigé par ses disciples au Vème siècle avant Jésus-Christ.
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