23 mars 2012

Le mythe de « la menace iranienne », par Yakov Rabkin

Yakov Rabkin est Professeur d'Histoire à l'Université de Montréal. Il est l'auteur du livre « Au nom de la Torah : Une histoire de l'opposition juive au sionisme », sorti en 2004. Il également l'auteur d'un article publié en 2008 dans la Revue Internationale et Stratégique, dans lequel il analyse le rôle moteur de certains lobbys sionistes dans la diabolisation du président Iranien, Mahmoud Ahmadinejad.

Dans le contexte des élections présidentielles françaises de 2012, certains candidats (Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon, ...) reprennent à leur compte le mensonge selon lequel le président iranien aurait déclaré qu'il souhaitait rayer Israël de la carte.


Black Marianne : De nombreux analystes estiment une attaque de pays occidentaux contre l'Iran « imminente », beaucoup parlent du dernier trimestre 2012 comme probable fenêtre temporelle de lancement de ce conflit. Estimez-vous ce conflit inéluctable ? Craignez-vous qu'il se transforme en guerre mondiale ?

Yakov Rabkin : Le consensus en matière de politique étrangère semble très solide en France. Ce consensus concerne avant tout les actions occidentales dans les pays non occidentaux : la Libye, la Syrie, l’Iran. Les élites politiques gardent toujours en mémoire la « mission civilisatrice de la France » en Afrique et en Asie. Elles ont accepté que le principe d’égalité s’applique aux peuples moins blancs seulement après le retrait de l’Algérie. Cette acceptation faisait partie de la vague de décolonisation, créée et soutenue largement par l’URSS dans le contexte de la Guerre froide. Depuis une vingtaine d’années, la légitimité grandissante du racisme facilite le retour à la discrimination raciale à l’intérieur (d’où l’essor de l’extrême droite) et à des interventions militaires du type néocolonial à l’extérieur.

L’État d’Israël en donne l’exemple en agissant d’une façon résolue et avec impunité comme « le rempart de la civilisation occidentale » au Moyen Orient. Beaucoup de Français s’inspirent de cet exemple, acceptent le mythe de « la menace iranienne » fabriqué par les élites sionistes afin de non seulement consolider la société autour de la droite nationaliste mais également faire disparaître la tragédie palestinienne de l’opinion publique. Cette politique met en relief le refus d’appliquer le principe d’égalité à la République islamique. Ce qui est permis à Israël, notamment de disposer d'armes nucléaires sans aucun contrôle international, ne pourrait, dans cette logique coloniale, s’appliquer à un autre pays de la région. C’est ce mélange d’impunité et d’arrogance qu’admirent les élites politiques en France.

Je suis historien plutôt que prophète. Je sais qu’aucun conflit n’est inéluctable : il est du ressort de la volonté humaine. Une attaque contre l’Iran risque d’étendre considérablement la zone du conflit. Pourtant je n’y vois pas le spectre d’une guerre mondiale car les armes nucléaires que possèdent les adversaires potentiels (les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Russie, la Chine, l’Inde et le Pakistan) tendent à restreindre leur comportement.


Propos recueillis le 20 mars 2012 par Raphaël Berland

20 mars 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (7)

LE GOUVERNEMENT ET LE TALENT


Les affres du pouvoir.
LE GRAND SECRÉTAIRE. (piqué au vif, mais gardant toute sa morgue). - Ceux qui restent assis chez eux ne savent pas ce que c'est que de porter des charges sur le dos. Et ceux qui, sans être au gouvernement, donnent des avis ignorent les responsabilités qui pèsent sur les épaules des dirigeants.

Aujourd'hui, nous gérons toutes les provinces et les principautés de l'Empire. Nous devons recevoir les princes feudataires qui se pressent en foule à la Cour alors que l'Empire n'est pacifié ni à l'extérieur ni à l'intérieur ; nous éprouvons les affres du passeur surpris par la tempête au beau milieu du fleuve, nous en perdons le sommeil et l'appétit. Nous avons toujours quelque projet en tête, notre mémoire est encombrée par mille affaires en cours ; mais nos collaborateurs n'ont pas assez d'étoffe ni des conceptions politiques sérieuses pour nous proposer des réformes de structure. Aussi avions-nous mis tous nos espoirs en vous, comme en de nouveaux ducs de Tcheou. Alors que notre secrétariat d'État réglait les affaires courantes, nous nous sommes renseignés sur les hommes intègres de l'Empire et nous avons chaque année recruté des hommes de talent. Aujourd'hui, nous avons réuni soixante sages et lettrés de l'Empire, férus d'humanités classiques, esprits déliés et habiles orateurs, dans l'espoir que le secours de leurs lumières dissiperait les brumes de notre entendement. Qui eût pu croire que, nourrissant une foi aveugle dans le passé et une méfiance congénitale pour toute nouveauté, ils ne parleraient que de l'Antiquité sans chercher à comprendre leur époque ? Est-ce nous qui ne savons pas reconnaître un lettré quand nous en voyons un, ou bien n'est-ce pas plutôt vous qui trompez votre monde ? Ah, comme il est difficile de rencontrer de vrais sages !

À l'exception de Ni K'ouan, qui obtint un poste de Premier ministre pour ses travaux sur les Annales de la dynastie des Shang, tous les intellectuels promus à un haut rang dans l'administration, et dont j'ai entendu parler ou qu'il m'a été donné de voir, m'ont toujours paru bien médiocres en dépit du cas qu'on faisait d'eux ; je n'en ai connu aucun qui ait jamais pu résoudre les difficultés que l'Empire traversait ni mener à bien quelque entreprise.

Un artiste introuvable.
LES LETTRÉS. - Lorsque le maître charpentier Gongshu Ban travaillait une pièce de bois, il lui suffisait de régler son compas et son équerre pour que tenons et mortaises fussent parfaitement ajustés. Lorsque Shi Kouang jouait de la musique, il lui suffisait d'accorder les tuyaux sonores pour tirer des sons mélodieux de son instrument. Mais nos charpentiers modernes, incapables d'ajuster tenons et mortaises, s'en prennent au compas et à l'équerre. Nos musiciens, incapables d'harmonie, ne songent qu'à modifier la gamme. Voilà pourquoi les chevilles ne rentrent pas dans les trous qui leur sont destinés et pourquoi la musique moderne est cacophonique. L'artiste de génie est celui qui a parfaitement saisi tout le parti que l'on peut tirer de l'équerre et du compas ou des tuyaux sonores qui donnent la gamme ; l'artiste de second plan est celui qui suit la tradition sans jamais innover, mais sait reconnaître l'homme qui lui ouvrira des voies nouvelles. C'est ainsi qu'en attendant ce maître, le Premier ministre Zhao (1) s'enivrait tous les jours et que le grand officier Ni refusait d'ouvrir la bouche. Qui est chargé des grandes affaires de l'État ne se laisse pas abattre par les événements sous peine de provoquer des désordres. Qui règle les affaires mineures ne doit jamais céder à la paresse, de crainte qu'elles n'aillent à la dérive. Les Annales des printemps et des automnes affirment : « Celui qui gouverne avec hauteur d'esprit peut devenir ministre, celui qui ne s'occupe que de détails restera toujours au bas de l'échelle. » Les ministres doivent propager la morale et les rites dans la population, tandis que leurs conseillers s'occupent de la gestion administrative, organisent les réunions, etc. Les Annales de la dynastie des Shang disent : « Quand les postes importants sont aux mains d'hommes hors du commun, les fonctionnaires sont diligents, les corps de métiers travaillent vite et bien, tout se fait dans l'harmonie. » On entendait par là que lorsque chacun est à sa place et que tous accomplissent leur tâche, l'administration fonctionne sans heurt, les travaux sont menés à leur terme, les clercs remplissent leurs fonctions, les grands officiers assument leurs responsabilités, les ministres supervisent et coordonnent. L'homme d'État qui s'entoure de collaborateurs capables obtient des résultats sans avoir à se fatiguer, tandis que celui qui veut tout faire lui-même provoque la gabegie et la faillite. Le duc Huan de Ts'i se fiait à Kouan Tchang comme à ses propres yeux et à ses propres oreilles. Aussi l'unique préoccupation d'un souverain sage est-elle de découvrir des hommes de talent à qui l'on peut donner carte blanche. Y a-t-il politique plus sûre ?

Lorsque Kouan Tchang occupait le poste de Premier ministre du pays de Ts'i, il était humble, compatissant et généreux. Les lettrés talentueux affluaient à la Cour et les hommes sages ou avisés se pressaient aux portes du palais. Confucius, qui resta toute sa vie un homme du peuple sans aucune fonction officielle, réunit autour de lui plus de soixante-dix disciples, ministres ou conseillers de princes. Quelle aurait été sa suite s'il avait pu traiter les gentilshommes de l'univers avec des appointements de grand dignitaire ! Or vous, qui occupez des postes de ministres et recevez des émoluments confortables, vous n'êtes même pas capables de vous attacher des êtres d'élite ; manqueriez-vous des qualités nécessaires pour les attirer ? L'empereur Yao promut Chouen : il le reçut chez lui et le prit pour gendre. Le duc Huan distingua Kouan Tchong : il l'hébergea et en fit son précepteur. L'un était Fils du Ciel et donna sa fille à un roturier ; il sut allier à sa maison des esprits hors pair ; l'autre était de sang noble et se choisit pour maître un plébéien ; il avait l'art de recevoir ses hôtes. Les sages allaient à eux sans réticence comme les ruisseaux vers la rivière. Or vous, qui ne savez pas recevoir ni traiter les lettrés comme Tchao de Yan, ni vous réjouir de la compagnie des sages comme dans le chant « Le Cerf brame » du Livre des odes, vous nourrissez les ambitions d'un Tsong Wen ou d'un Tseu Kiao. Vous écartez les hommes de bien et jalousez leur talent. Vous glorifiez votre propre intelligence et rabaissez celle des autres, trop imbus de vous-mêmes pour demander conseil. Vous méprisez les lettrés et n'avez pas d'amis. Vous cherchez à impressionner les sages par les fonctions que vous exercez et à en imposer aux intellectuels par l'argent que vous gagnez. On comprend que, dans ces conditions, il vous soit difficile d'accepter des leçons des lettrés !

Le Grand Secrétaire, confondu, reste silencieux. Les lettrés et les sages poussent de longs soupirs.


1. Eunuque et ministre de Ts'in Che Houang Ti (le Premier Auguste Empereur) exécuté en 207 avant Jésus·Christ.

9 mars 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (6)

« Vos vues sont peut-être profondes, mais les bénéfices des grandes familles crèvent les yeux ; votre législation restrictive est sans doute subtile, mais la débauche de luxe des puissants, elle, se voit comme le nez au milieu de la figure. »

81 avant J.-C. : les indignés de l'époque n'ont pas leur langue dans leur poche : ils fustigent le népotisme ambiant, et il faut reconnaître que l'Empereur et ses ministres prennent cher, par l'entremise du Grand Secrétaire qui les représentent... Voici le 6ème chapitre de la Dispute sur le Sel et le Fer (Yantie Lun).


LE POIDS DES BRANCHES FLORISSANTES



Échec aux trafiquants.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Quand on ne contient pas l'ambition des grandes familles, il en est comme des branches qui, devenues trop lourdes, finissent par casser le tronc. Des potentats prennent le contrôle des ressources naturelles et accaparent les bénéfices qu'on peut tirer de la pêche et des salines. Leur pouvoir leur soumet les foules et leurs largesses attirent les sympathies.

Aujourd'hui, les grandes zones économiques ne se limitent plus à un ou deux centres comme Yunmeng ou Meng tchou. Les fonderies et les sali­nes se trouvent situées la plupart du temps dans des régions d'accès malaisé. Des individus peu recommandables en profitent pour trafiquer entre mers et montagnes. Quelque grande sédition est à craindre, car rares sont ceux qui ne délaissent pas les travaux des champs, troublés par l'exemple de ces aventuriers enrichis par des procédés véreux. Naguère, les ministres de l'Agri­culture et directeurs des Monopoles du sel et du fer ont adressé la requête suivante à l'empereur : « Nous voulons engager des gens du peuple qui béné­ficient gratuitement des instruments de l'État afin qu'ils puissent extraire le sel. On pourra ainsi faire échec aux pratiques déshonnêtes. » Cela montre la profon­deur de nos vues et la minutie de la législation restrictive.

Des nuées de marchands.
LES LETTRÉS. - Vos vues sont peut-être profondes, mais les bénéfices des grandes familles crèvent les yeux; votre législation restrictive est sans doute subtile, mais la débauche de luxe des puissants, elle, se voit comme le nez au milieu de la figure. Depuis qu'on a établi des organismes de régulation économique et développé les grandes industries de la métallurgie, ainsi que l'exploitation du sel et des pêcheries, on rencontre sur les routes des nuées de marchands dont les voitures se pressent essieux contre essieux. Ils bafouent le droit public, augmentent leur profit, accaparent les richesses naturelles, étendent leur mainmise sur les marchés. Maîtres des ressources de la vaste mer, ils tiennent l'État sous leur coupe. Vassaux redoutables, ils guettent le moment de renverser leur maître. Leur prestige éclipse celui des ministres d'État, leur fortune excède de loin celle des grands entrepreneurs de l'Antiquité. Leurs équipages usurpent les prérogatives des rois et des ducs, leurs palais outrepassent les normes fixées par la législation. Ils collectionnent villas et domaines. Leurs habitations empiètent sur les ruelles ; les allées couvertes de leurs jardins s'entrecroisent et s'enchevêtrent en un lacis inextricable afin de satisfaire leur goût de la promenade; ils creusent à grands frais des étangs et des lacs artificiels pour leurs parties fines. Ils pêchent au bord des gouffres, lancent leurs meutes contre les lièvres, rivalisent de faste ou de force, jouent à la balle, assistent à des combats de coqs ; de belles filles de Tchongshan font entendre de délicieux accents sur les balcons de leurs palais, tandis qu'en bas retentissent des roulements de tambours guerriers et que se déchaînent des danses échevelées. Leurs femmes portent des vêtements de soie fine, leurs servantes des tuniques de brocart. Leurs rejetons roulent en carrosses escortés de nombreux cavaliers. On les voit partout chassant à courre, au collet ou à l'arc. Aussi le laboureur délaisse-t-il sa charrue et néglige-il son ouvrage. Le peuple s'amollit et s'abandonne à la paresse. Pourquoi cela ? Parce que d'autres viennent lui prendre le fruit de son travail. On rivalise de prodigalités, l'extravagance ne connaît plus de bornes. Voilà pourquoi le peuple est chaque jour plus menteur et que si peu de gens consentent encore à se livrer à un travail honnête.

Noblesse oblige.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Branches florissantes sur un tronc puissant ; à poste élevé, salaire élevé ; à père vénérable, fils noble. Les commentaires des Annales ne disent-ils pas : « On sacrifie à toute rivière qui fertilise plus de mille lieues » ? Si on honore les rivières, pourquoi pas les fils et les femmes de ceux dont la vertu se répand sur tout l'Empire ? L'épouse de celui qui occupe une haute dignité à la Cour doit être respectée à la maison. Il était d'usage chez les anciens de donner aux richesses le nom de « belles choses ». « Le roi est semblable au commun des mortels ; seule la position qu'il occupe fait qu'il est ce qu'il est », a dit Mencius. Vouloir que ses descendants occu­pent un poste de ministre lorsqu'on est roturier fait penser à un boiteux qui voudrait sauter plus haut que Luji, le franchisseur de murailles, ou bien à un miséreux qui songerait à acheter un bijou de prix. N'est-ce pas nourrir une vaine chimère ?

Népotisme n'est pas noblesse.
LES LETTRÉS. - Ceux qui ne vivent pas du travail de leurs mains doivent se soucier de la peine de ceux qui les nourrissent et prendre sur eux leur fatigue. Qu'un homme n'accomplisse pas bien sa tâche ou qu'un seul fonctionnaire ne remplisse pas ses devoirs, voilà qui doit préoccuper les ministres. L'homme de bien s'applique à agir conformément à la morale, il ne songe pas à se réjouir de la position qu'il occupe. Il fait profiter les sages des appoin­tements qu'il reçoit et n'en jouit pas égoïstement. Gongshu Ban fut un grand politique et Wei Tch'eng un sage parce qu'ils distinguaient les hommes de talent et les faisaient profiter de leurs richesses. C'est parce que les Tcheou brillèrent par leur vertu que leurs descendants reçurent des fiefs et personne n'a jamais prétendu qu'ils les avaient eus par des intrigues. Si le duc de Tcheou (1) reçut un apanage, il le dut à ses mérites et non à sa cupidité. De nos jours, il n'en est plus ainsi. Partout règnent le népotisme et le favoritisme. Quand le père occupe une charge importante, les fils se croient tout permis. Que les maris aient une dignité importante à la Cour et les opinions de leurs femmes font la loi dans les salons. Quand on a la fortune d'un duc de Tcheou sans en avoir la vertu ou la prodigalité de Kouan Tchang sans en avoir les mérites, n'est-on pas un peu comme un boiteux qui voudrait courir ?

(1) Ministre du roi Cheng, deuxième souverain de la dynastie Tcheou. Modèle du prince parfait aux yeux de Confucius, il demanda aux dieux de le faire mourir à la place de son souverain et fut exaucé.