6 nov. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (31)

On dirait que ça commence à sentir le roussis pour le Premier ministre et le Grand Scrétaire...



EN FINIR AVEC LES BARBARES


Les sages et les lettrés, après s'être profondément inclinés, reprennent rang parmi les grands officiers, mais en se tenant à distance du Premier ministre et du Grand Secrétaire.

Un dernier effort.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Dans nos discussions concernant les affaires publiques, il est apparu que les lettrés et les sages ne cessent de louer l'Antiquité pour dénigrer l'époque actuelle. Au lieu de nous opposer, ne devrions-nous pas chercher des solutions concrètes ? Lorsque les barbares ont simultanément attaqué toutes nos frontières, celle du nord a particulièrement souffert sours les assauts furieux des Huns. Pour les châtier, l'empereur Wou fit alliance avec tous les pays feudataires.

Ce peuple des Huns habite un pays stérile et ne pratique que l'élevage. Il n'a pas d'alliés, vit out à fait isolé et à bout de ressources. Toutefois, s'il n'est pas poursuivi jusqu'au plus profond de sa retraite, ce répit lui permettra de reposer ses chevaux et de refaire ses troupes. Il régnera à nouveau en maître sur les contrées occidentales, et la perte de ces régions seraient catastrophique.

C'est pourquoi l'empereur, excédé par le tort causé à nos greniers, veut se débarrasser une fois pour toutes de cette engeance. Que penser d'un chasseur qui laisserait échapper le gibier qu'il traque depuis des jours et des jours ? Encore un effort et nous sommes au bout de nos peines. Ne le croyez-vous pas ?

Le peuple fait les frais.
LES LETTRÉS. - Du jour où, pour se protéger des barbares du nord et des barbares du sud, on se mit en tête de soumettre toutes les régions de l'univers, il fut impossible aux recettes de suivre les dépenses. Aussi l’État commença-t-il à prélever des taxes sur les bateaux et les charrettes pour trouver de quoi éponger ses dettes. Créés pour répondre aux mêmes préoccupations, le rachat des peines et le don de la moitié du montant de l'amende aux dénonciateurs des fortunes cachées furent une cause de tracas pour le peuple. Et comme les soldats d'élite meurent dans leurs bivouacs tandis que les conscrits s'épuisent à ravitailler les troupes, voilà qu'il a fallu, pour les aider, mobiliser davantage et finir par écraser sous le poids de la corvée toutes les classes de la population.

Poursuivre est réaliste.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Sous le règne de l'empereur Wou, le pays a quelque peu souffert des expéditions militaires, mais c'est grâce à elles qu'on peut réduire à présent les levées nécessaires à la défense de trois frontières. Un proverbe dit : « Celui qui ne sait pas saisir l'occasion ne réussira jamais rien ». Un instant d'inattention à l'égard de nos ennemis peut coûter des troubles pendant plusieurs générations. Pour soulager la fatigue du peuple et lui assurer le nécessaire, il faut être réaliste. Un sage ne peut ignorer l'art politique ; renoncer à notre effort, alors qu'il a donné des résultats appréciables, serait comme abandonner sa charrue sous prétexte que l'on est fatigué. Celui qui laisse sa tâche inachevée ne peut espérer le succès, tout comme le laboureur paresseux ne peut faire de bonnes récoltes.

Le réalisme, c'est la paix.
LES LETTRÉS. - Le monarque qui, disposant de vastes territoires, n'agit pas conformément à la vertu, met son pays en péril ; le général qui, disposant d'une armée puissante, agresse les autres pays met sa vie en danger. Quand les tigres et les rhinocéros s'entre-déchirent, les fourmis en profitent. Quand les monarques puissants se font la guerre, les hommes de peu s'en donnent à cœur joie. Le sage voit la perte derrière le gain. Il trace des plans à long terme sans négliger le court terme. Nous ne trouvons pas de meilleure mesure à prendre que de cesser la guerre, de renvoyer les soldats dans leurs foyers et de traiter avec les Huns en les alléchant avec des cadeaux substantiels. Ainsi le prince et ses ministres pourront se consacrer uniquement à promouvoir la vertu et la civilisation. Car si l'on n'a pas de commisération pour les souffrances du peuple, si l'on fait fi des difficultés dans lesquelles il se débat et qu'on se désintéresse des terres qui nous font vivre pour s'emparer de terres incultes, ne va-t-on pas lâcher la proie pour l'ombre ?