30 mai 2012

Interview d'Etienne Chouard sur la Dette et le projet de Constituante

Le “Rendez-Vous Blanc” est une rencontre citoyenne mensuelle organisée par le Parti du Vote Blanc. Nous avons profité de celui organisé le 16 février 2012 à Paris pour interviewer Étienne Chouard, citoyen engagé. Voici les questions que nous lui avons posées :

- Pouvez-vous présenter l’origine de votre engagement publique ?
- Pouvez-vous expliquer la dette publique ?
- Qu’est-ce qu’une Constituante ?
- Que pensez-vous d’une Constituante Européenne ?


(désolé pour les imperfections du journaliste qui débute : mini problèmes de son, “euh” dans les questions, photos un peu “écrasées” au montage…)

Extraits choisis :

« Nous ne sommes pas citoyens. Nous ne sommes qu’électeurs. »

« Je ne parle plus de crise, parce que c’est un coup d’état. Une crise est un accident. Là, c’est pas du tout un accident, tout se passe comme prévu. Je pèse mes mots ! Nous sommes fous de parler de crise dans ce qui est objectivement un coup d’état bancaire, privé, anti-républicain, anti-démocratique. Nous devrions être en insurrection (insurrection pacifique, non-violente) [...] »

« On nous présente aujourd’hui comme une catastrophe imprévue ce qui est construit sciemment par nos parlementaires depuis 40 ans. On se moque de qui ? Si je dois résumer, le problème de la dette publique, je vais utiliser un gros mot : le mot “fascisme“. C’est un mot violent, qui décrit une période extrêmement brutale de notre Histoire, mais qui n’est pas du tout fini. Les méthodes ont changé, elles moins brutales en apparence. Mais l’objectif du fascisme qui était de mettre l’état à la disposition des plus riches, leur permettant ensuite de supprimer les syndicats, de se débarrasser des résistances des salariés pour que les salaires puissent être aussi bas que possible, sans contre-pouvoir, ce projet fasciste est absolument d’actualité. Les institutions européennes ont été voulues, écrites et financées par les mêmes qui ont financé Hitler et Mussolini. [Aujourd'hui] ce n’est pas Hitler ou Mussolini, c’est autre chose, c’est plus soft [...] »

« Nous, on régresse [...]. On accepte leur vocabulaire. On continue à parler de Démocratie. On défend le suffrage universel comme si c’était une Vache Sacrée, alors que c’est [justement] le suffrage universel qui, depuis 200 ans, permet aux riches d’acheter le pouvoir politique, et de concentrer les pouvoir [...] »

« Nous devrions être protégés par la Constitution, [mais] nous laissons écrire ce texte protecteur par ceux dont elle devrait nous protéger ! »

« Il nous faut une Assemblée Constituante d’où les acteurs professionnels [de la politique] seraient exclus. Il ne faut pas d’homme de parti, ni parlementaire, ni ministre, ni juge, ni banquier, aucun homme de pouvoir. »

« Je suis nationaliste parce que si je perd la Nation, je perds ce que Robespierre m’a donné comme outil pour résister à Monsanto »

« Il faut prendre le problème à la racine [...]. Les injustices sociales [...] ont une racine commune qui est notre impuissance politique, qui ne tombe pas du ciel : elle est programmée dans un texte dont nous nous foutons. Je suggère que nous arrêtions de nous en foutre. »

Nous tenons à remercier chaleureusement Etienne Chouard pour cette interview sans langue de bois.

Etienne Chouard a initié un Wiki pour que chaque citoyen internaute puisse participer à l’écriture d’une Constitution. Voici également le lien vers son blog. Enfin, voici le lien vers le site lemessage.org qu’il mentionne pendant l’interview.

28 mai 2012

Situation au Mali : interview de M. Bandiougou Diakité et de Mme Kadidia Yattara

Au Mali, les rebelles touaregs du MNLA et le mouvement islamiste Ansar Dine viennent d’annoncer samedi 26 mai leur fusion, en vue de former l’État islamique de l’Azawad.

Pour comprendre la situation au Mali, le Cercle des Volontaires est venue à la rencontre de Bandiougou Diakité et de Kadidia Yattara, maliens de France, et investis dans le milieu associatif.

Au-delà des volontés sécessionnistes du MNLA et des différents groupes islamiques qui ont pris le contrôle du nord du Mali, Bandiougou Diakité et Kadidia Yattara nous expliquent que les conflits actuels qui déchirent le pays sont surtout les conséquences directes du conflit libyen, des ingérences étrangères, et notamment de l’OTAN.


Bandiougou Diakité est Professeur et Chercheur en Lettres, Histoire, Géographie, Langues et Sociologie. Il travaille au sein de nombreuses associations, desquels nous pouvons citer les suivantes :

- Conseil de Base des Maliens de France (CBMF)

- Association Franco-Malienne pour le développement communal (dont il est président)

Kadidia Yattara est investie dans les associations suivantes :

- Fédération des Travailleurs Africains en France (FETAF)

- Opération de Solidarité pour le Mali (OPESOM)

- Coordination des Maliens en France pour la Paix (CMFP)

21 mai 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (17)

Le torchon brûle entre le Grand Secrétaire du Premier Ministre, et les Lettrés, venus présentés les doléances du peuple il y a plus de 2 000 ans, à la cours de l'Empereur chinois...





L'ÉQUERRE ET LE COMPAS


La plaie confucéenne.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Jadis, on suivait le principe du champ communal, on réglementait les habitations, et les paysans cultivaient leurs lopins tandis que les femmes tissaient ou filaient. Il n'y avait pas de champs en friche, pas de vagabonds. Les marchands et les artisans vivaient d'industrie et de commerce, les paysans, du travail des champs ; seuls les fonctionnaires percevaient un traitement. De nos jours, nous voyons des confucéens abandonner la charrue pour s'adonner à l'étude de l'inutile et perdre leur temps sans aucun profit pour personne. Ils vont et viennent, traînant leur existence oisive, vrais parasites nourris et vêtus du travail d'autrui, trompant le peuple, nuisibles aux travaux des champs, obstacles à la bonne marche des affaires. Voilà la plaie dont souffre notre pays.

Le sage et le vulgaire.
LES LETTRÉS. - « L'auteur du Livre des odes déplore de ne pouvoir se taire, moi je déplore de ne pouvoir me cacher », a dit Confucius. Voyant que ses conseils restaient lettre morte, il se retira pour cultiver les vertus propres au souverain. Il rédigea les Annales des printemps et des automnes, qui sont restées pour la postérité l'aune à laquelle on mesure le bien et le juste. Au nom de quels principes aurait-il dû cultiver la terre ou tisser la soie comme un vilain ou une paysanne ? Les livres anciens disent : « Si les sages n'agissent pas comme il convient, le peuple n'aura pas de modèle sur lequel se régler ». C'est pourquoi seul le sage est habilité à régner sur le vulgaire, mais seul le vulgaire peut nourrir le sage. Si les intellectuels labouraient la terre et négligeaient l'étude, cela conduirait aux pires excès.

Un âne livresque.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les disciples de Confucius étaient plus de soixante-dix ; ils avaient quitté parents, femmes et enfants pour suivre le maître, leur baluchon sur le dos ; ils avaient délaissé l'agriculture pour s'adonner à l'étude. Jamais le désordre ne fut plus grand que durant cette période. Des débris de jade dans un sac ne sont pas une pierre précieuse, et un âne qui rabâche ses classiques en traînant ses livres sur son dos ne fait pas un sage. Car il ne s'agit pas de proférer de grandes phrases ronflantes, mais de pacifier le pays et de procurer au peuple des avantages concrets.

Prêcheurs dans le désert.
LES LETTRÉS. - Ceux qui refusent de s'assurer les services des sages sont voués à la destruction ; aussi nous ne voyons rien de surprenant à ce qu'ils perdent une bonne partie de leurs territoires ! Quand Mencius se rendit à Liang, le roi Hui l'interrogea sur le profit : Mencius répondit en parlant humanité et équité. Ils ne parlaient pas le même langage ; le roi n'employa pas ses talents ; Mencius se retira et ne put déployer les trésors d'intelligence et de vertu qu'il recelait. La vue d'un sac de grains ne calme pas la faim, et la venue d'un homme sage ne vous met pas à l'abri des coups de vos adversaires si vous n'utilisez pas ses compétences. À l'époque du tyran Tcheou, il y avait dans la famille royale des hommes de talent comme Wei Zi, Ji Zi, et, à la Cour, des ministres éclairés tels Jia Ge et Tseu. Pourquoi donc n'ont-ils pas pu empêcher la chute de leur monarque ? Parce qu'ils prêchaient dans le désert.

Le son de la musique.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Bien qu'elles ne poussent que dans le Jiangnan, les mandarines sont appréciées dans tout l'Empire ; c'est que tous les hommes ont le même palais. Il n'est bonne musique que de Zheng et de Wei, mais elle est goûtée dans toutes les principautés : c'est que tout le monde a la même ouïe. Yiwu, un barbare de Yue, et Youyu, un sauvage de la tribu des Rong, ne pouvaient communiquer avec nous que par le truchement d'un interprète ; pourtant ils acquirent de la gloire, l'un à Ts'i, l'autre à Ts'in : les critères du bien et du mal sont partout les mêmes. Quand Zeng Zi (1) chantait au pied des montagnes, les oiseaux se posaient près de lui en tournoyant. Les cent animaux menaient la danse quand Shi Guang (2) jouait du luth. Il est impossible de ne pas emporter l'adhésion de ses contemporains pour peu qu'on soit honnête et sincère. N'étaient-ils pas des fourbes, ces hommes dont on n'écouta pas les conseils ? Pourquoi leur conduite n'a-t-elle pas emporté l'adhésion ?

Solitude de Confucius.
LES LETTRÉS. - Même Pian Ts'ie, le célèbre médecin, n'aurait pu guérir une maladie qui ne supportait pas un traitement par l'acupuncture ou les drogues ; un sage ne peut corriger un monarque qui ne tolère pas les remontrances. C'est pourquoi Confucius erra à droite et à gauche sans jamais rencontrer la confiance d'un prince.

Vous êtes des fossiles.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Vous, les lettrés, vous refusez l'équerre au nom du compas ; vous stigmatisez le cordeau et prônez le niveau à eau. Vous ne voulez connaître qu'une seule voie ; vous ne reconnaissez qu'un seul principe, sans voir toutes les données d'une situation. Vous mettez en doute ce que vous ne comprenez pas, telle la cigale qui n'a jamais vu la neige. Vous cherchez à faire coller de vieux principes avec des temps nouveaux. Cela fait songer aux étoiles Zhen et Sen, qui ne montent jamais ensemble au firmament. Vous êtes comme des musiciens qui essaieraient de jouer de la cithare avec des chevalets fixes. Vous êtes des fossiles qui ne pouvez vous adapter à la réalité. Voilà pourquoi votre Confucius n'a pas trouvé d'emploi et pourquoi Mencius a subi le mépris des princes de son temps !

On trompe le souverain.
LES LETTRÉS. - Les aveugles ne peuvent voir la lumière du soleil. Un sourd n'entend pas le grondement du tonnerre. Parler à quelqu'un qui ne vous comprend pas, c'est comme essayer de se faire entendre d'un sourd­-muet. N'est-il pas plus ridicule que la cigale qui n'a jamais vu la neige ? Certes, tout souverain voudrait s'entourer de sages conseillers et donner des charges à des hommes de talent. Mais il est paralysé par des ragots, trompé par des flatteries. Ainsi, les hommes de bien sont écartés et les flagorneurs et les traîtres reçoivent des charges. Le pays est ruiné et les sages meurent de faim dans des grottes. Jadis, Zhao Gao, parce qu'il occupait une position qui ne correspondait pas à son talent, somme toute très ordinaire, entraîna la chute de la dynastie Ts'in et causa la perte de sa propre famille. Casser sa cithare, vous avouerez que c'est plus grave que de jouer avec des chevalets fixes !

Des lettrés sans talent.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Ceux qu'on appelait les lettrés de grande classe étaient assez intelligents pour comprendre les principes des anciens rois et assez talentueux pour les mettre en application. C'est pourquoi, inemployés, ils pouvaient servir de maîtres à quelques disciples et quand ils avaient une charge ils pouvaient selvir de modèles à toute une génération, mais les lettrés que j'ai devant moi ne font que citer Yao et Chouen quand il s'agit de gouvernement ; ils n'ont que Confucius ou Mozi à la bouche quand il est question de règle de conduite. Si on leur donnait les rênes de l'État, ils ne sauraient que faire. Attachés à de vieux principes qu'ils seraient fort en peine d'appliquer, la parole solennelle mais la conduite tortueuse, ils pensent le contraire de ce qu'ils disent. Cherchant à tout prix à se distinguer du bas peuple par leur accoutrement, ils en diffèrent en réalité fort peu. Au reste, le mérite n'a rien à voir dans la présence de ces messieurs à la Cour. Ils n'ont eu que la chance de compléter la liste des soixante noms. Donc, on ne saurait les qualifier d'hommes de talent choisis par l'empereur et il ne peut être question de discuter avec ces gens-là des affaires du pays !

Des ministres peu brillants.
LES LETTRÉS. - Le Ciel a établi le Soleil, la Lune et les étoiles pour éclairer le cours du temps, et le Fils du Ciel nomme des ministres pour éclairer le gouvernement. Ils font régner l'harmonie entre le yin et le yang et l'équilibre entre les quatre saisons, ils répandent la paix sur la multitude des êtres. Alors le peuple ne donne aucun signe de ressentiment et les barbares, prenant le chemin de la vertu, ne troublent pas nos pensées par leurs rébellions. Tels sont les devoirs d'un ministre et les vertus qu'ont su mettre en pratique des sages tels que Yi Yin, le duc de Tcheou et le duc Tchao, dignes de leur charge de grand-duc. Si nous, les lettrés, n'avons pas su atteindre le degré de vertu nécessaire pour être choisis par notre éclairé souverain, on ne peut pas dire que ceux qui tiennent actuellement les rênes du pouvoir fassent preuve d'une surabondance de sagesse.

Le Grand Secrétaire, muet, devient rouge de confusion, mais ne réplique pas.

Dénoncer les erreurs.
LES LETTRÉS. - Sans ministres loyaux à la Cour, le gouvernement sombre dans les ténèbres, sans fonctionnaires intègres à son service, un Premier ministre n'a qu'une position chancelante. Un ministre loyal brave la mort pour combattre les défauts de son prince et un fonctionnaire intègre ne craint pas la colère de son supérieur quand il s'agit de lui montrer ses erreurs. Nous, pauvres provinciaux, n'avons pas l'habitude de dire du mal des gens derrière leur dos. Or, maintenant que notre souverain a répandu ses instructions et ses décrets, comme on bande son arc sans faiblir, nous estimons que les gens en place n'en sont pas toujours dignes, que le peuple ne profite pas comme il le devrait des résultats du commerce et de l'industrie et que ses aspirations ne sont pas comblées. Notre but n'est pas d'étaler nos connaissances dans de creux discours, mais de voir nos propositions acceptées et mises en pratique.


1. Disciple de Confucius.

2. Musicien aveugle qui charmait les animaux.

15 mai 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (16)

SPLENDEURS ET TÉNÈBRES D'UN LÉGISTE FAMEUX

Une gestion rigoureuse.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Quand le prince de Shang (1) était Premier ministre du roi de Ts'in, il renforça le système pénal par des lois si sévères, il établit sur l'administration et l'éducation un contrôle si rigoureux que désormais les criminels ne pouvaient espérer aucune indulgence. Pour faire face aux dangers extérieurs, il centupla les bénéfices de l'État en percevant des impôts sur les montagnes et les lacs, la nation devint riche et puissante, les armes et les outils perfectionnés, les greniers regorgeaient de grain. De sorte qu'il put combattre ses ennemis, conquérir des territoires et pourvoir à l'entretien des troupes sans surcharger le peuple d'impôts. L'État vivait sur les ressources du pays, sans l'écraser. Et c'est à peu de frais que fut agrandi le territoire de Ts'in jusqu'à englober tout l'ouest du fleuve Jaune. De même, aujourd'hui, grâce aux profits tirés des monopoles du fer et du sel nous pouvons satisfaire aux besoins de la nation en période de crise et faire face à l'entretien des armées. Les réserves accumulées en prévision des périodes de pénurie ou de disette sont bénéfiques à la nation, sans léser les masses. Où sont donc ces sacrifices consentis par le petit peuple et dont vous dites qu'ils vous alarment tant ?

Le sang du peuple.
LES LETTRÉS. - Nous n'avons pas encore constaté les effets mirifiques des avantages dont vous parlez, en revanche, nous voyons clairement les dommages de votre politique. Le « profit » ne tombe pas du ciel, pas plus qu'il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre ; il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l'année suivante. Le grain nouveau ne mûrit qu'au détriment de l'ancien. Car le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. Ce qu'on gagne d'un côté on le perd nécessairement de l'autre, ainsi le yin et yang ne peuvent briller simultanément ; et le jour et la nuit alternent.

Lorsque le prince de Shang introduisit ces lois draconiennes et chercha à accroître le profit, la vie devint intolérable pour le peuple et les sujets du royaume de Ts'in se lamentaient, pleurant à la porte du duc Hsiao (2). Où êtes-­vous allés chercher que le prince de Shang a vécu sur les ressources du pays sans que celui-ci l'ait remarqué ? Que c'est à peu de frais qu'il agrandit le territoire de Ts'in jusqu'à englober tout l'ouest du fleuve Jaune ?

Le prince de Shang a assis l'autorité des Ts'in sur des châtiments impitoyables et des lois draconiennes, et la dynastie s'est écroulée dès la seconde génération. Mais, comme si le droit pénal qu'il avait institué lui semblait encore trop doux, il l'assortit d'un système de responsabilité collective, encouragea la délation et l'espionnage et multiplia les châtiments corporels. Le peuple vivait dans la terreur, ne sachant plus où poser les pieds et les mains. Non content de le pressurer par de lourds impôts et des redevances de toute nature, il interdit la libre exploitation des ressources naturelles ; bref, il centupla les recettes de l'État par les taxes les plus diverses sans que le peuple eût son mot à dire.

La célébration du profit au détriment du sens moral, l'exaltation de la force et de l'efficacité pratique ont certes permis au Ts'in d'étendre ses possessions et d'annexer des territoires. Mais c'est comme prétendre guérir un hydropique en lui administrant de l'eau. La manière dont le prince de Shang a posé les fondations de l'empire des Ts'in, vous la connaissez, Monsieur le Grand Secrétaire, mais vous semblez totalement ignorer comment il a par là même causé sa perte. L'œuvre du prince de Shang fut comme la feuille d'automne qui, flétrie par la gelée, est emportée au moindre souffle de vent.

Une réussite éclatante.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le prince de Shang a poursuivi une politique cohérente, stimulant certaines activités, en restreignant d'autres. Il se servit du pouvoir tel qu'il existait dans le monde où il vivait pour procurer des avantages à la principauté de Ts'in et faire aboutir ses entreprises. Il remporta toutes les batailles qu'il livra, annexant ses adversaires les plus proches et écrasant les plus lointains. Il asservit Yan et Tchao et humilia le Ts'i et le Tch'ou ; on vit tous les princes feudataires retrousser le pan de leur robe en signe d'allégeance. Par la suite, le maréchal Meng Tian attaqua les Huns, leur arracha une portion de territoire de mille lieues de côté, s'étendit jusqu'au Hebei aussi facilement qu'on brise une planche de bois pourri. Des succès si éclatants ne s'expliquent-ils pas parce qu'il ne faisait que marcher dans le sillage du prince de Shang ?

Le triomphe et la ruine.
LES LETTRÉS. - Nous n'avons pas dit que la politique d'incitation et de freins menée par le prince de Shang ne donna pas de résultats, ni que la terreur qu'éprouvait l'Empire n'était pas une marque de la puissance du royaume de Ts'in, ni que les princes feudataires, le visage tourné vers l'ouest, ne firent pas acte de soumission. Ce que nous affirmons, c'est que tous ces succès causèrent la chute du royaume de Ts'in. La dictature imposée par le prince de Shang mit le pays en péril ; les victoires de Meng Tian achevèrent de le ruiner. Si ces deux hommes d'État furent habiles à déceler les avantages d'une politique, ils n'en mesurèrent pas les dangers. S'ils savaient aller de l'avant, ils ne surent pas céder du terrain. Artisans de leur propre mort, ils entraînèrent dans leur chute les États qu'ils prétendaient servir. N'est-ce pas là le fait d'esprits bornés et de tacticiens sans envergure ? Comment osez-vous prétendre que ces hommes furent de grands politiques ? « Le sot gagne des sympathies pour se les aliéner ensuite » ; « Le superbe cavalier finira va-nu-pieds » sont des dictons qui s'appliquent parfaitement à leur cas.

Le talent jalousé.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - La femme belle et vertueuse est jalousée par les perfides, le talent s'attire la haine des médiocres. Le prince de Shang a accompli une œuvre immense ; son nom est passé à la postérité ; mais des contemporains qui ne lui arrivaient pas à la cheville, envieux de ses talents, firent courir des calomnies sur lui, minimisant ses succès.

Terreur et torture.
LES LETTRÉS. - En toutes circonstances, l'homme de bien agit conformément à la morale et à la vertu. Il a des dons mais reste modeste, il a des succès mais ne s'en vante pas ; il occupe une charge élevée mais sait rester révérencieux ; ses hauts faits sont innombrables, mais il demeure raisonnable et mesuré. Le vulgaire ne jalouse pas sa supériorité et le monde n'envie pas ses réussites. Or, le prince de Shang utilisa la force au lieu du droit, la violence au lieu de la vertu ; il renforça la législation pénale ; terreur et torture devinrent pratiques courantes. Il assit ses succès sur la trahison de ses amis et acquit son prestige en soumettant à la question princes et ducs. Dur à l'égard du peuple, il n'inspira pas davantage confiance aux seigneurs. En un mot, il s'attira l'inimitié de tous ; le fief de Shang qu'il reçut en apanage était un cadeau empoisonné dont il eut bien tort de se réjouir. Car les habitants du royaume de Ts'in haïssaient si fort le prince de Shang et ses lois iniques qu'ils le considéraient comme leur ennemi personnel. Le jour où le duc, son protecteur, mourut, le pays entier se souleva pour l'exécuter. Il ne trouva nulle part où se réfugier, et levant les yeux vers le ciel il soupira : « Hélas, qui eût pu penser qu'un homme d'État serait réduit à une telle extrémité ? » Il mourut écartelé, sa famille fut exterminée et le monde entier applaudit. On ne peut même pas dire qu'on l'ait tué : il a forgé tous les instruments de sa mort.


1. Shang Yang, Premier ministre du pays de Ts'in au IVème siècle avant Jésus-Christ, partisan des méthodes légistes et fondateur de la puissance du pays de Ts'in.

2. Il eut pour ministre le fameux prince de Shang, dont il patronna les réformes (361-338 avant Jésus-Christ).

8 mai 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (15)

François Hollande est une buse... Avec un rat crevé dans la gueule ! L'image est plaisante, et m'a été suggérée par le 15ème chapitre du Yantie Lun, ce débat hors du commun qui eut lieu il y a plus de 2 000 ans à la cour de l'Empereur de Chine.

On y vitupère la cupidité des dirigeants de l'époque dans des termes qui pourraient être repris aujourd'hui :

« Nos dirigeants actuels ne voient que le profit immédiat, sans se prémunir contre des revers possibles ; la hâte de réussir les pousse à commettre toutes les bassesses, ils se damnent pour de l'argent. Jouissant des prérogatives du rang et de la fortune bien qu'ils ne soient pas vertueux, ils marchent sur une chausse-trape qui peut se dérober sous eux à chaque instant et festoient sur la passerelle d'un pont-levis qui risque de s'abattre sur eux d'un moment à l'autre. »

Dans ce court extrait, les menaces sont à peine voilées. Mais la fin du chapitre ne laisse planer aucun doute : c'est vraiment chaud pour le pouvoir en place...




SUR LE MONT TAI, RENCONTRE DE L'ARGUS ET DE LA BUSE

Grenouilles tapageuses.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Il n'est pas digne d'un lettré de mal agir tout en prêchant la vertu ni de se prétendre sans ambition quand sa conduite prouve le contraire. Vous faites penser à ces grenouilles qui mènent grand tapage en période d'inondations mais sont condamnées à périr tôt ou tard dans quelque caniveau. Incapables d'assurer une vie décente à votre famille, parfaitement obscurs en dehors de votre village, misérables ilotes qui vous gargarisez de grands mots, vous aurez beau vous enrouer à force de parler de charité et de justice, vous n'en serez pas moins méprisables.

Ô ministres intègres...
LES LETTRÉS. - Comme l'a dit Confucius : « Celui qui ne songe pas à l'avenir se prépare bien des souffrances ». Nos dirigeants actuels ne voient que le profit immédiat, sans se prémunir contre des revers possibles ; la hâte de réussir les pousse à commettre toutes les bassesses, ils se damnent pour de l'argent. Jouissant des prérogatives du rang et de la fortune bien qu'ils ne soient pas vertueux, ils marchent sur une chausse-trape qui peut se dérober sous eux à chaque instant et festoient sur la passerelle d'un pont-levis qui risque de s'abattre sur eux d'un moment à l'autre.

Il y avait dans les contrées méridionales un oiseau appelé argus ; il ne se nourrissait que de pousses de bambou et ne buvait que l'eau des sources les plus pures. Tandis qu'il survolait le mont Tai, il rencontra une buse qui venait d'attraper un rat crevé. La buse leva les yeux sur lui et, de peur que l'oiseau ne lui dispute sa charogne, poussa un cri pour l'effrayer. Vous, messieurs les ministres, qui du haut de votre opulence et de votre rang vous plaisez à railler les lettrés, vous nous rappelez la buse du mont Tai poussant son cri pour intimider l'argus.

Soyez polis.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Je croyais que l'instruction servait à bannir la vulgarité du langage, et les rites à polir la rudesse des manières. Ainsi l'éducation soutient la vertu et la courtoisie assouplit le caractère. Vous devriez réfléchir avant de parler et d'agir afin qu'aucune parole malsonnante ne sorte de vos lèvres et vous garder d'actes répréhensibles. Aucun de vos gestes, aucune de vos attitudes ne devrait jamais s'écarter du bon ton. Comportez­-vous avec correction et modestie et vous pourrez parler tout le long du jour sans être grossiers et donner tout au long de votre vie le bon exemple. Notre souverain, afin de mieux gouverner, a distribué des charges et établi des lits de justice ; il a institué une hiérarchie des rangs et des salaires pour récompenser le mérite, et vous osez en sa présence parler de « chausse-trape » et de « rat crevé ». Fi ! Quelle trivialité !

Le salaire du juste.
LES LETTRÉS. - Notre très avisé souverain a établi des charges et distribué des émoluments pour honorer les hommes de valeur. C'est à eux et à eux seuls qu'ils doivent revenir. Il n'y a pas de salaire trop élevé ni de trop haute dignité pour le juste. Mais à celui qui est impropre à s'acquitter d'une tâche si humble soit-elle, le don d'une mesure de riz ou d'un bol de soupe est un préjudice causé à la nation. La buse n'attrapa qu'un rat crevé dans quelque vallée obscure, elle n'a jamais fait de tort à personne. Tandis que vous autres, fonctionnaires, vous dilapidez les biens de votre monarque et vous engraissez sur le pays, bravant les foudres de la loi. Malheur à vous, la mécanique pourrait un jour se mettre en mouvement contre vous, car en menaces vous en remontreriez à la buse du mont Tai !

Personne ne méprise le profit.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Sseu-ma Ts'ien (1) a dit : « Tout l'Empire est à genoux devant le profit ». Les jeunes filles de Zhao indifférentes à la beauté des hommes, les vierges de Zheng sans préjugés quant à la nationalité de leurs conjoints, les marchands insensibles à la honte, les soldats, les fonctionnaires, tous sont mus par l'appât du gain et le désir de gloire. Les confucéens et les moïstes (2), eux, cachent leur convoitise sous des airs graves, ils sillonnent l'Empire, cherchant à propager leur doctrine, mais leur échec les ronge. Car tout comme le commun des mortels, les lettrés aspirent à la gloire ; et les richesses et les honneurs sont leurs mobiles secrets.

Quand Li Sseu (3) étudiait dans l'académie de Hsün Ts'ing, il coudoyait dans ses pérégrinations des gens de peu. Mais lorsque, devenu ministre du Premier Auguste Souverain, il déploya ses ailes de géant pour prendre son essor, il atteignit les Neuf Cieux et plana dans l'éther à une hauteur de dix mille coudées, laissant loin derrière lui le cygne sauvage et le coursier ailé. Comment des canards boiteux ou des moineaux auraient-ils pu songer à le suivre ? Dirigeant tout l'Empire, commandant à ses multitudes, il avait une suite de cent chariots et jouissait d'un revenu de dix mille mesures de grain. En ce temps-là, les confucéens de stricte obédience n'avaient même pas un habit décent ni de la balle de riz à se mettre sous la dent, non qu'ils eussent un goût particulier pour les haricots et les légumes secs ou qu'ils méprisassent les belles demeures, mais parce qu'ils étaient incapables de se les procurer. Comment auraient-ils pu effrayer ne serait-ce qu'une mouche ?

Le bœuf gras et le couteau.
LES LETTRÉS. - L'honnête homme possède la vertu, l'homme de peu possède des domaines ; le sage est prêt à se sacrifier pour garder intacte sa réputation, l'ambitieux perd sa vie pour de l'argent. Le bœuf promis au sacrifice en l'honneur de la Divinité suprême est bichonné et engraissé une année entière avant d'être livré en grande pompe au couteau du sacrificateur. Voudrait-il, dans ce moment fatal, changer sa place avec la bête de somme qui gravit péniblement une pente escarpée en ployant sous un lourd fardeau qu'il ne le pourrait plus.

Un État de dix mille chars de guerre aurait semblé trop petit pour l'ambition de Li Sseu, Premier ministre du royaume de Ts'in et disposant d'un pouvoir discrétionnaire sur tout l'Empire. Mais plus tard, sur la paille du cachot, puis écartelé sur la place du marché de Yunyang, eût-il souhaité être quelque modeste paysan rentrant par la porte Dongmen, son fagot sur l'épaule, ou cheminant à travers les ruelles tortueuses de son village natal, qu'il n'aurait pu réaliser ce vœu. Pour les hommes victimes de leurs appétits et de leur vanité, les centaines de chariots de leur escorte n'auraient pas suffi à porter le poids de leurs malheurs.



1. Premier grand historien chinois, auteur des Mémoires historiques, mort vers 85 avant Jésus-Christ.

2. Disciples de Mozi, philosophe de l'amour universel (Vème siècle avant Jésus-Christ).

3. Fameux ministre légiste du Premier Auguste Empereur, qui incita ce dernier à brûler les livres et à faire enterrer vivants les lettrés.

3 mai 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (14)

Après un débat aussi pitoyable que celui d'hier soir, rien de tel qu'un petit passage du Yantie Lun (Dispute sur le Sel et le Fer) pour repartir d'un bon pied ! Les lettrés continuent la leçon... Attention, haute fustige !



MINISTRES INTÈGRES ET CONSEILLERS VERTUEUX

Mon coûteux train de vie.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Depuis l'âge de treize ans, j'ai eu l'honneur insigne de servir dans la maison impériale et d'y rester jusqu'à ce jour qui me voit exercer les fonctions de ministre. J'ai reçu pendant plus de soixante ans de la main du monarque faveurs et gratifications. Les dépenses occasionnées par mon train de maison, chars, chevaux, vêtements, entretien de ma famille, de mes serviteurs et de mes clients, me permettent tout juste d'équilibrer mon budget. Aussi dois-je me conformer à une existence de stricte économie : grâce à un usage judicieux de tous mes salaires, gratifications et cadeaux, j'ai pu, peu à peu, m'enrichir et me constituer un patrimoine. Le sage sait conserver la terre qui lui est échue en partage, et l'homme avisé gérer la portion de biens qui lui a été distribuée. Quand Bai Jia faisait du commerce ou lorsque Tseu Gong (1) gagnait à trois reprises mille pièces d'or, s'enrichissaient-ils sur le dos du peuple ? Non, assurément. Ils édifièrent leur fortune sur leur connaissance des chiffres, leurs capacités à saisir le moment opportun des achats et des ventes, et sur les bénéfices réalisés en vendant à la hausse ce qu'ils avaient acheté à vil prix.

Cumul et trafic d'influence.
LES LETTRÉS. - Autrefois, personne n'avait deux métiers ni ne cumulait des appointements de fonctionnaire avec des bénéfices commerciaux. Chacun restant à sa place, on n'enregistrait pas de trop fortes inégalités entre les riches et les pauvres. Celui pour qui les charges qu'il occupe et les émoluments qu'il reçoit sont une occasion de se montrer modeste et courtois jouit de toute la gloire qu'il peut désirer. Mais s'il se sert de son influence et de sa position pour satisfaire ses appétits de lucre, il ne sera jamais qu'un parvenu. Les bûcherons ou les marchands ne peuvent entrer en compétition avec les fonctionnaires des Eaux et Forêts qui s'engraissent sur les lacs et les étangs et contrôlent les ressources des montagnes et des mers. C'est en tant que simple particulier que Tseu Gong a acquis sa fortune, et pourtant Confucius le désapprouvait : qu'en aurait-il été s'il s'était prévalu de sa situation et de son rang ? Jadis, les grands officiers s'attachaient à remplir les devoirs inhérents à leur charge selon les règles de la charité et de la justice, et non à servir leurs intérêts privés en réalisant des bénéfices.

Charité bien ordonnée.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Seules les richesses des collines et des montagnes peuvent apporter le bien-être au peuple et les ressources des fleuves et des mers lui assurer l'aisance. L'eau d'une mare ne permet pas de remplir un bassin de retenue ni les arbres d'un tertre de construire une maison, car le petit ne peut englober le grand. Je ne connais pas d'exemple d'un homme qui, incapable de se suffire à lui-même, ait satisfait aux besoins des autres, ou qui, incapable de gérer ses propres affaires, ait réussi à administrer celles d'autrui. Car charité bien ordonnée commence par soi-même. Vous autres, lettrés, incapables de gérer vos propres intérêts, comment sauriez-vous diriger un empire ?

L'intégrité n'enrichit pas.
LES LETTRÉS. - Qui veut voyager loin utilise des charrettes, qui veut traverser les fleuves et les mers utilise des navires. Ainsi, un lettré désireux d'accomplir une œuvre glorieuse et de laisser son nom à la postérité ne compte que sur les moyens à sa disposition. Gongshu Ban, le maître charpentier, édifiait de somptueux palais et élevait de hautes tours avec les matériaux fournis par son royal souverain, mais ne put rien bâtir pour lui­-même, fût-ce une maisonnette ou une modeste cabane, faute de posséder du bois pour son usage personnel. Ou Ye fondait des chaudrons de bronze et des cloches énormes avec le métal fourni par son seigneur, mais, ne possédant pas le métal nécessaire, il ne put jamais couler pour lui-même ne fût-ce qu'une bouilloire, une bassine ou une coupe. Investi de l'autorité légitime du souverain, l'homme de bien peut apporter la paix et la prospérité à la nation, et ne pas procurer aux siens le moindre bien-être pour peu que les circonstances lui soient trop défavorables. Lorsque Chouen labourait la terre à Yishan, il ne pouvait rien faire pour son village, et lorsque Taigong exerçait le métier de boucher à Chaoke, il n'arrivait même pas à nourrir sa famille. Mais dès qu'on leur eut donné un emploi digne de leurs capacités, leurs bienfaits se répandirent sur l'univers tout entier, et leur vertu rayonna à l'intérieur des quatre mers. Chouen s'appuyait sur le prestige de Yao, et Taigong comptait sur la position des Tcheou ; car si l'homme intègre s'attache à se perfectionner afin d'atteindre la vertu, ce n'est pas lui qui trahira son idéal pour augmenter ses biens.

Le sot n'est pas un sage.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les principes dépendent du ciel et les biens sont produits par la terre. Si le sage sait les utiliser à son profit, le sot ne peut rien en tirer. Tseu Gong brilla au milieu des seigneurs par ses richesses et Tao Zhu (2) fut honoré par ses contemporains en raison de son immense fortune. Les grands recherchaient leur amitié et les humbles imploraient leur aide. Du haut en bas de l'échelle, depuis les princes jusqu'aux plébéiens, tous exaltaient leurs largesses et révéraient leur bonté. Yuan Xian (3) et K'ong Tsi (4) souffrirent de la faim et du froid, Yan Yuan végéta piteusement dans une infâme ruelle. En ce temps où la misère les avait acculés à chercher refuge dans des bouges et à se couvrir de vêtements de la toile la plus grossière, eussent-ils voulu devenir riches en commettant les pires forfaits qu'ils ne l'auraient pu.

Haillons resplendissants.
LES LETTRÉS. - « Si pour devenir riche, dit Confucius, il suffisait de le vouloir, il me serait indifférent d'être palefrenier. Mais comme ne devient pas riche qui veut, je préfère me consacrer à ce que j'aime. » Car l'homme de bien recherche la justice et non l'argent. D'où les remontrances que le maître adressa à son richissime disciple Tseu Gong pour avoir accru son capital par des moyens douteux. Le sage acquiert fortune et rang quand les circonstances lui sont favorables ; si le sort lui est contraire, il se retire et pratique la vertu en cultivant son jardin. N'étant pas aiguillonné par la soif des biens matériels, il ne tourne pas le dos à la morale en spoliant autrui. Il vit dans la retraite et mène une existence frugale ; ses ambitions ne le poussent pas à commettre des vilenies, il ne souille pas son nom par de basses intrigues. Que les puissantes familles Han ou Wei lui offrent leur alliance, et il la déclinera si elle devait heurter ses idéaux. La richesse ni les honneurs ne peuvent rehausser son prestige, la calomnie ni la diffamation n'ont de prise sur lui. Aussi les haillons du sage Yuan Xian sont-ils plus resplendissants que toutes les pelisses de renard et de lynx du milliardaire Ji Dun, et le maigre poisson qui constituait l'ordinaire de Zhao Xuanmeng plus succulent que toutes les viandes dont s'empiffrait Zhi Bo, plus belle la boucle de ceinture en argent de Zi Si que le fameux joyau du duc de Yu. Si le marquis Wen de Wei s'inclinait du haut de son char en passant devant la maison de Duan Ganmu, et si le duc Wen de Jin, lorsqu'il apercevait Han Qing, descendait de son carrosse et courait à sa rencontre, ce n'était assurément pas parce que le premier avait une haute situation ni le second une grosse fortune, mais parce que tous deux étaient riches de bienveillance et de vertu. Pourquoi donc rendre à la fortune les honneurs que méritent la droiture et la bonté ?


1. Disciple de Confucius, célèbre par sa richesse.

2. Ministre du roi de Yue (Vème siècle avant Jésus-Christ), il envoya au rival de celui-ci, le roi de Wu, la belle Sicheu. Par son charme et son travail d'espionnage, elle acheva la ruine du roi de Wu. Selon une version de son histoire, Tao Zhu finit au rang des immortels. Selon une autre, ayant quitté la politique, il fit une fortune fabuleuse dans le commerce.

3. Disciple de Confucius.

4. Petit-fils de Confucius, qui vécut dans la pauvreté avant d'occuper un poste élevé au pays de Lou.

JahRaph sur Fréquence Evasion

Avant d'entreprendre une démarche journalistique, j'ai été musicien, et producteur de musique. Afin d'évoquer cette partie de mon parcours, j'ai été invité à l'émission "Le Bar des Artistes" animée par Alain Plaisant sur la radio Fréquence Évasion.