18 févr. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (29)



TRAGÉDIE SUR LA FRONTIÈRE


La mauve est arrachée.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Un dicton assez vulgaire dit : « Le sage ne se laisse pas marcher sur les pieds. » Or, à l'heure actuelle, les Huns se rebellent ouvertement contre notre très éclairé souverain et font des incursions à l'intérieur de nos fron­tières. La bonté et la justice sont bafouées ou, pour parler comme vous, la renouée et la mauve sont arrachées. C'est pourquoi le pays a fourbi ses armes pour écraser les rebelles et préparé des machines de guerre en vue d'assurer sa défense.

Vous n'êtes pas un rempart.
LES SAGES. - Les Huns habitent au milieu du désert, sur une terre ingrate, abandonnée du Ciel et des hommes. Ils n'ont pas de véritables demeures et igno­rent la séparation des sexes. Les horizons de la steppe immense sont les rues de leurs villes et des tentes de feutre leurs maisons. Ils se vêtent de peaux et de fourrures, ne mangent que de la viande et ne connaissent d'autre breuvage que le sang des animaux. Leur mode de vie nomade, qui ne les rassemble que pour les disperser, les rapproche des biches et des cerfs de nos pays. Mais des ministres belliqueux, en leur demandant de se plier à notre mode de vie, ont allumé la guerre à travers tout l'Empire. Ce ne sont que préparatifs guerriers et bruits de bottes. Les vers du chant « Les Collets pour les lièvres », du Livre des odes, s'adres­sent à vous, Monsieur le ministre : vous n'êtes pas un rempart ni un bouclier pour votre prince.

Père et mère du peuple.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le Fils du Ciel est le père et la mère du peuple et celui-ci ne songe qu'à le servir comme son esclave. Si, de surcroît, l'on construit des murailles, fortifie les passes, aguerrit les armées, défend les palais, on écarte tout danger extérieur. Actuellement, les Huns ne nous sont plus soumis. Et même s'il n'y a pas de véritable guerre, nous ne pouvons nous permettre de ne pas prendre un minimum de précautions.

La défense et la vertu.
LES SAGES. - Le roi de Wu fut fait prisonnier par le roi de Yue parce qu'il chercha à dominer tous ses voisins et assaillit les pays les plus lointains, Obsédé par la menace des barbares du Nord et des Vietnamiens, la dynastie des Ts'in périt d'avoir négligé la politique intérieure. Les guerres étrangères sont la ruine des États, et bien des princes ont eu à regretter de ne s'être occupés que du danger extérieur. Mais un souverain qui possède l'art de gouverner, comme le roi Wen par exemple, se fait obéir de ses sujets et respecter des peuples étrangers tandis que le mauvais monarque est contesté même par ses propres esclaves. C'est le sort que connut l'empereur Ts'in Che Houang Ti. L'armée se renforce lorsque le pouvoir civil est affaibli. La défense du territoire est inutile dans un pays où la vertu est florissante.

Menace des Huns.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - II y a quelque temps, les barbares, dont la puissance s'était considérablement accrue, nous attaquèrent sur tous les fronts. La Corée bouscula nos lignes de défense et s'empara de la région de Pékin ; les Yue orien­taux nous arrachèrent certains territoires du Donghai et envahirent tout le Zhijiang. Au sud, les Yue pénétrèrent à l'intérieur de nos frontières et cher­chèrent à semer la subversion dans le Fuling, Les Di, les Ce, les Ren, les Mong, Ju, Tang, Kunming et d'autres fomentèrent des troubles dans les régions de Longxi, du Ba et du Shu. Actuellement, bien que nous ayons pacifié trois de nos frontières et que seul le Nord reste dangereux pour nous, il suffirait d'un mouvement de troupe des Huns pour semer la panique dans l'Empire. Comment pouvez-vous nous demander d'abandonner notre dispositif sous prétexte que la vertu rend la défense du territoire inutile ?

Confucius pacificateur.
LES SAGES. - Lorsque Confucius exerça une charge dans la principauté de Lou, il n'était pas en fonction depuis trois mois que tout le pays de Ts'i était pacifié. Trois mois plus tard, le Zhang à son tour jouissait de la paix. Vertueux, il sut faire régner la concorde autour de lui et se concilier les pays lointains, Aussi le Lou, durant cette brève période, n'eut-il pas d'ennemi à redouter. Les puissants vassaux, prenant de bonnes résolutions, devinrent loyaux envers leurs suzerains. C'est ainsi que Ji Huan (1) abattit les murailles de trois de ses propres villes. Même les grands pays, impressionnés par la force morale du Lou, cher­chèrent à nouer des rapports de bon voisinage avec lui. Le prince de Ts'i rendit à la patrie de Confucius les terres de Yun, de Huan et de Guiying. La rectitude est le grand principe sur lequel doit s'appuyer le prince pour régner. Se préoc­cuper uniquement de défendre le territoire et de décourager un adversaire éventuel, c'est prendre le risque d'obtenir tout le contraire de ce qu'on veut. Actuellement, si le peuple murmure et s'afflige de l'insécurité qui règne encore sur les marches de l'Empire, la faute, dites-vous, en incombe aux Huns? Or ne voyez-vous pas qu'ils n'ont ni maison pour se garder des intempéries, ni culture pour constituer des stocks, qu'ils mènent leurs chevaux là où l'herbe est grasse et la rosée abondante? Tant que les Huns n'auront pas adopté un autre mode de vie, la Chine aura toujours à souffrir de leurs pillages.

Ils se rassemblent comme l'ouragan et se dispersent aussi vite que des nuages. Cherche-t-on à les accrocher qu'ils sont déjà évanouis, veut-on attaquer que déjà ils se sont évaporés. II faudrait bien plus d'une génération pour en venir à bout.

Un combat traditionnel.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Autrefois, les souverains éclairés châtiaient les méchants et protégeaient les faibles. Ils restauraient les seigneurs chancelants et raffermis­saient les principautés menacées. Les petits États se réjouissaient, car en frappant les tyranneaux et en soutenant les princes les plus faibles, ils se gagnaient les sympathies de tous les sujets loyaux de l'Empire.

Si, aujourd'hui, nous ne lançons pas une expédition punitive contre les Huns, jamais nous n'en viendrons à bout. Nous devons prendre les mesures qui s'impo­sent pour soustraire les laboureurs sans défense à la brutalité de l'ennemi. Les Annales des printemps et des automnes critiquent le manque d'empressement des seigneurs pour aller châtier les séditieux et fustigent ceux qui ne vont pas combattre les barbares. La conscription, les levées, la défense des frontières ne sont pas des inventions récentes : elles existent depuis l'antiquité la plus reculée,

Les larmes des parents.
LES SAGES. - Les Huns disposent d'un territoire immense, ils possèdent des chevaux aux pieds agiles. Le terrain leur est favorable et ils peuvent aisément nous surprendre et nous bousculer. Quand ils sont en position de force, ils fondent sur nos troupes comme le tigre sur sa proie ; quand la situation tourne à leur désavantage, ils rompent le combat comme l'aigle qui tournoie dans le ciel. Si bien qu'ils évitent nos coups chaque fois qu'ils ont en face d'eux des armées puis­santes et nous attaquent quand nos soldats sont exténués. Quelques levées ne peuvent emporter la décision, Des levées massives épuisent les conscrits et fati­guent nos armées. Les dépenses énormes de la guerre dévorent nos richesses. Une telle situation, pour peu qu'elle se prolonge, devient intolérable au peuple et lui fait maudire ses dirigeants. Rappelez-vous que la dynastie des Ts'in s'effondra pour s'être aliéné son peuple. Jadis, le domaine du Fils du Ciel ne dépassait pas mille lieues. Les corvéables n'étaient jamais engagés à plus de cinq cents lieues de leur domicile. Le souverain connaissait personnellement les hommes de mérite et secourait lui-même les malades. Il n'y avait pas d'année où les armées restaient plus longtemps en campagne que le temps prévu, ni de levées de trou­pes hors saison. Soucieux de préserver leur popularité, les dirigeants savaient utiliser leurs sujets à bon escient. Si bien qu'à la guerre, leurs soldats les servaient de tout cœur, et qu'en temps de paix, les paysans s'acquittaient consciencieu­sement de leur tâche.

Mais, à présent, les cavaliers et les fantassins, envoyés combattre dans les loin­taines régions des frontières, ont l'esprit tourné vers leur famille et le pays natal, même si leur corps se trouve au milieu des barbares. Leurs parents versent des larmes et leurs femmes se tordent les mains à la pensée des souffrances qu'ils endu­rent : la faim, la soif, le froid. Cela ne fait-il pas songer à ce chant du Livre des odes : « Les saules et les peupliers avaient encore de tendres pousses quand je suis parti. Maintenant, je reviens. La neige tombe dru. J'avance lentement sur la route, tenaillé par la faim et la soif. J'ai le cœur triste et meurtri. Personne ne pense à ma peine. »

Notre prince compatit aux peines de son peuple. Attristé de le savoir séparé des femmes et des enfants depuis bien longtemps, hanté par la vision des osse­ments sans sépulture dans la steppe immense, touché par la douleur de ces exilés qui guerroient sur une terre froide et rude, sans abris pour se garder des intem­péries, il donna ordre, ce printemps, de distribuer des dons aux plus éprouvés et de réhabiliter ceux qui avaient perdu injustement leur emploi afin de manifester sa compassion au sort de ses sujets envoyés au loin et d'apporter un réconfort à leurs vieux parents. Car grande est la générosité de notre bien-aimé souverain. Mais les fonctionnaires n'exécutent pas ses instructions et, loin de se montrer secourables, ils exploitent les conscrits en exigeant d'eux toutes sortes de tâches extra-militaires. C'est à cause d'eux que les paysans enrôlés dans la corvée sont privés de leur travail et que les mères se lamentent et se répandent en imprécations contre l'État. Faut-il vous rappeler qu'un incendie ravagea le pays de Song parce qu'une concubine, Song Poyi, se morfondait, seule au milieu du gynécée, et que le ressentiment de la femme du prince de Lou livra aux flammes ses appar­tements ? Aujourd'hui, c'est l'Empire tout entier qui est rongé par la haine de ses dirigeants, et non plus une femme des demeures seigneuriales ou quelque vieille douairière de Song.

Si les Annales des printemps et des automnes ont rapporté les mouvements populaires, c'est qu'elles y attachaient de l'importance. Les habitants de Song encerclèrent Chang ge pour manifester leur désapprobation devant ]a longueur de la corvée. Que les princes prennent garde à ne pas lasser la patience de leurs sujets.

Le Grand Secrétaire demeure silencieux, ne trouvant rien à répondre.


1. Noble du pays de Lou (VIème siècle av. J.-C.). C'est lui qui présenta au duc de Lou, son maître, les quatre-vingts danseuses dont la présence incita Confucius à quitter son poste.

8 févr. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (28)



LE RESPECT DES RITES


Impressionner les barbares.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Si l'on a dans sa maison des meubles sculptés et de la belle vaisselle, ce n'est pas tant pour soi-même que par respect pour ses hôtes. Ainsi les objets chatoyants et curieux servent-ils à impressionner les barbares ; ils ne sont pas à usage interne. Vous ne trouverez rien de choquant à ce que des particuliers commandent des musiciens et des chan­teuses pour charmer les oreilles de leurs invités par les accents d'une musique raffinée. Alors, pourquoi êtes-vous scandalisés quand c'est l'État qui le fait ? Le déploiement des bannières et des oriflammes, la revue des chevaux cuirassés sont destinés à montrer aux étrangers notre puissance militaire. Les animaux fabuleux et les objets exotiques leur prouvent que la vertu de l'empereur s'étend, triomphante, jusqu'aux bornes de l'univers et qu'il n'est pas de peuple, si reculé soit-il, qu'elle laisse à l'écart.

Rayonner par la vertu.
LES SAGES. - Un monarque avisé respecte les rites et pratique la vertu. Il tient la charité et l'équité pour les plus hautes des vertus et méprise la brutalité et les superstitions dont les sages se sont faits de tout temps les ennemis jurés. Confucius a dit : « Un homme doit être sincère dans ses paroles, prudent et circonspect dans ses actions, même au milieu des barbares du Midi et du Septentrion. » Or, lorsque les princes des pays lointains viennent à la Cour présenter leurs cadeaux et offrir leur tribut, touchés par le rayonne­ment de la vertu du Fils du Ciel, ils sont désireux de connaître les rites et les cérémonies de l'empire du Milieu. C'est à cet effet qu'ont été édifiés le Palais Sacré et l'École du Fils du Ciel. Les souverains de jadis y donnaient des danses guerrières et faisaient jouer hymnes dynastiques et chants des grandes cérémonies afin d'apprendre aux barbares ce qu'était la civilisation. Mais, de nos jours, on ne cherche plus qu'à les impressionner par des bibelots sans utilité, des bêtes étranges, des jeux de foire et tout un étalage de clinquant. Est-ce là la façon dont le duc de Tcheou traitait ses hôtes ?

Jadis, le duc de Tcheou se montrait modeste pour rabattre les préten­tions de la noblesse, il pratiquait les rites pour pacifier l'Empire. Il refusa les cadeaux des barbares du Sud afin de leur montrer ce que signifiait décli­ner une offre. Puis il entra avec eux dans le temple ancestral où reposait la tablette du roi Wen pour leur faire comprendre ce qu'on entendait par piété filiale. Les yeux impressionnés par le spectacle imposant des danses de guerre, les oreilles frappées par les nobles accents des chants dynas­tiques, le cœur empli de la vertu parfaite, ils s'en retournèrent chez eux, subjugués. Les barbares, convertis à l'équité, firent leur soumission. Ce n'est pas en montrant à leurs interprètes occidentaux des bêtes féroces ou des ours qu'on se les ralliera. D'autant que les rhinocéros, les éléphants et les tigres sont très nombreux chez les peuples méridionaux, et les mulets, les ânes et les chameaux sont des animaux de bât tout à fait communs chez ceux du Nord. Toutes ces bêtes, que la Chine considère comme des rare­tés, sont regardées avec mépris par les étrangers. Les Cantonais accrochent les paons en chapelets à leurs fenêtres et à leurs portes ; dans le Kunshan, le jade sert de projectile contre les corbeaux et les pies. Ce que vous admi­rez, ils le méprisent; ce que vous considérez comme des trésors ne sont pour eux que des objets des plus banals. Nous ne croyons pas que c'est ainsi que vous gagnerez leur considération, ni que vous propagerez parmi eux la vertu de notre souverain.

Les plus célèbres des joyaux n'ont jamais préservé un pays de la ruine ni sauvé un État de la destruction. On fait la preuve de sa vertu et on mani­feste sa puissance par ses sages et ses ministres loyaux, non par un étalage de chiens, de chevaux et de produits exotiques. Les princes éclairés consi­dèrent les sages comme des trésors plus précieux que les perles ou les pierres dures. Le pays qui gagne un sage se renforce, celui qui en perd s'affaiblit. Comme le disent les Annales des printemps et des automnes : « Les hommes ne vont pas cueillir la mauve et la renouée dans des monta­gnes habitées par les tigres et les léopards ; un pays gouverné par un sage ministre n'est jamais attaqué. »

4 févr. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (27)



LES CALAMITÉS DU CIEL ET LES OUTILS DE L’ÉTAT

Le yin et le yang.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Yu et Tang furent de grands rois, il leur fallut pourtant à tous deux affronter des calamités naturelles : l'un l'inondation, l'autre la sécheresse. Ce sont là des malheurs dont seul le Ciel est respon­sable, de même que l'abondance ou la disette dépendent des mouvements du yin et du yang. L'homme n'y a aucune part. Quand la planète Jupiter se trouve dans le yang, c'est la sécheresse ; quand elle se trouve dans le yin, ce sont des pluies diluviennes. Tous les six ans, il y a disette, et tous les douze ans, une famine ; telles sont les lois de la nature. Nous n'avons aucune responsabilité dans ce cycle.

Pas de fléaux pour la vertu.
LES SAGES. - Jadis, quand gouvernaient les hommes vertueux, le yin et le yang étaient en harmonie ; les étoiles ne déviaient pas de leur route, le vent et la pluie se succédaient au moment opportun. Quand on cultive la vertu en soi-même, le renom s'étend dans tout l'Empire. Quand on fait le bien sur terre, le ciel vous récompense en dispensant ses richesses. Le duc de Tcheou ne ménagea pas sa peine et l'Empire fut en paix ; aucun malheur ne vint troubler son règne, les récoltes furent toujours abondantes, le vent ne cassait pas les tiges, la pluie n'emportait pas l'humus, il tombait une ondée toutes les dix nuits. Collines ou plaines, il n'y avait pas de lieu où la récolte ne mûrit à son heure. Comme le dit le Livre des odes : « Il se forme d'épais nuages et la pluie commence el tomber doucement. » Mais, maintenant, sans chercher à en comprendre le pourquoi, vous alléguez « le mouvement du yin el du yang ». Nous n'avons rien entendu de pareil à ce jour ! Mencius n'a-t-il pas dit : « Quand les campagnes souffrent de la famine, c'est que l'on néglige les travaux des champs. Quand les chiens et les porcs ont la même nourriture que les hommes, c'est qu'on ne fait pas d'économies. » Lorsque le père et la mère du peuple, voyant les sujets mourir de faim, s'écrient : « Ce n'est pas notre faute, c'est la récolte ", on dirait un criminel qui, après avoir égorgé quelqu'un avec un poignard, accuserait la lame.

Il vous échoit de débarrasser le peuple de ces fléaux que sont la faim et le froid ; pour mener à bien cette tâche, il vous faut abolir les monopoles sur le sel et le fer, limiter le profit, procéder à une nouvelle répartition des terres, stimuler l'agriculture, développer la culture du chanvre et du mûrier. Bref, tirer le meilleur de la terre. Il faut limiter les corvées, restrein­dre les dépenses. Voilà la seule façon de rendre le peuple prospère sans que ni les inondations, ni la sécheresse, ni une année de mauvaises récoltes ne puissent l'atteindre.

L'ouvrier fait le métal.
LE GRAND SECRETAIRE. - L'agriculture et le commerce sont des activités très différentes. Et il suffit aux hommes du peuple de travailler tous pour avoir tout en suffisance. Actuellement, l'État fond lui-même les outils agri­coles afin que le peuple s'adonne à l'agriculture à l'exclusion de toute autre activité sans avoir à craindre la faim ni le froid. En quoi les monopoles sont­-ils néfastes au point qu'on doive les supprimer ? Les corvéables et les prisonniers consacrent tout leur temps à la nation, les fournitures et les produits sont nombreux, et les instruments de bonne qualité. Mais le peuple des différents corps de métier, pressé par d'autres tâches et manquant de moyens, fabrique un fer mal fondu, mal forgé, peu solide. C'est pourquoi nous avons demandé de centraliser la fabrication du fer et l'exploitation du sel afin d'uniformiser la production et les prix, et de satisfaire aux besoins tant privés que publics de la population. Si les fonctionnaires donnent des instructions claires et si les ouvriers font bien leur travail, le métal aura la solidité requise et les outils seront efficaces. Quel désagrément en aurait le peuple et de quoi aurait-il à se plaindre ?

Médiocrité des outils.
LES SAGES. - Lorsque le peuple payait une patente pour fondre le fer et bouillir le sel, le sel ne coûtait pas plus cher que les céréales ; les ustensiles de métal étaient tranchants et de bonne qualité. Il n'en est pas de même depuis que l'État s'occupe de la fabrication des outils de fer : beaucoup sont de très mauvaise qualité, il y a du gaspillage, les ouvriers d'État sont haras­sés et ne font pas bien leur travail. Quand les artisans indépendants travaillaient de concert et que le père et le fils mettaient toute leur ardeur à la tâche, chacun avait à cœur de faire du bel ouvrage. Il y avait peu de mauvais outils. Lorsqu'il y avait urgence pour les semailles ou les récoltes, on les apportait et les distribuait dans les chemins vicinaux, le peuple avait
le droit de les acheter ou de les vendre, il pouvait échanger les anciens contre des neufs ou les troquer contre des marchandises ou des céréales ; parfois, on les achetait à crédit, si bien que l'on ne négligeait pas sa tâche. Ceux qui achetaient les instruments agricoles y trouvaient leur avantage et, de plus, la corvée en était allégée. L’État pouvait utiliser des corvéables à d'autres tâches, comme la construction ou la réfection des ponts et des chaussées pour le plus grand bien de tous.

Maintenant, on cherche à centraliser la production et à unifier les prix. Mais la plupart des outils sont cassants, et il n'y a aucun choix possible entre les bons et les mauvais. Les fonctionnaires ne sont jamais là et les outils diffi­ciles à obtenir. D'un autre côté, les paysans ne peuvent en faire des stocks, car ils rouillent. Alors, ils vont au loin acheter des outils, laissant passer des moments essentiels pour les travaux des champs. Le prix du sel et du fer d'État est trop élevé, ce qui lèse gravement les paysans, obligés de labourer la terre avec des instruments de bois et de sarcler à mains nues. Ils apla­nissent la terre avec un rouleau d'argile et mangent sans sel. Quand les fonderies nationales n'arrivent pas à écouler leurs produits, elles procèdent à des ventes forcées. Malgré des subventions continuelles, les artisans des ateliers d'État fondent des instruments de mauvaise qualité qui ne répon­dent pas aux normes. On lève sans répit de nouveaux contingents d'ouvriers pour remplacer les anciens, tous les corvéables sont également frappés et finalement tout le peuple en pâtit.

Jadis, dans un fief de mille familles et dans un domaine de cent chariots, potiers, forgerons, charpentiers et marchands pouvaient répondre à la demande de tous les citoyens en échangeant leurs produits. Les laboureurs n'abandonnaient pas leurs champs, et ils avaient suffisamment d'outils agri­coles. Les charpentiers ne coupaient pas les arbres et avaient suffisamment de bois ; les potiers et les fondeurs ne cultivaient pas les champs et avaient riz et blé en suffisance. Chacun y trouvait son compte et l'État n'avait pas à intervenir. C'est pourquoi les rois doivent s'attacher à l'agriculture et négli­ger les activités annexes. Ils doivent bannir tout ce qui est clinquant et apprêté pour éduquer leurs sujets par les rites et les guider par la simplicité de leurs mœurs. Alors, le peuple s'adonnera à l'agriculture et ne se laissera pas détour­ner par le commerce et l'industrie.