30 avr. 2012

Maître Vergès répond au Cercle des Volontaires

Maître Vergès est à l’affiche du Théâtre Rive Gauche à Paris, incarnant son propre rôle dans une pièce autobiographique. Dans “7 jours 7 vies”, il retrace le parcours hors norme d’un homme engagé.

Il y est forcément question d’Histoire, puisque Jacques Vergès a répondu à l’appel de De Gaulle à l’âge de 17 ans, qu’il a rencontré (pêle-mêle) Mao, le Ché, Bénazir Bhutto et son frère… Mais il y est surtout question de l’Être Humain, dans ce qu’il a de plus beau, et de plus effrayant.

Nous avons eu la chance d’assister à son spectacle, et de lui poser quelques questions sur sa vie, son œuvre, et sur l’actualité :


Nous vous conseillons vivement de ne pas manquer ce témoignage unique, d’autant qu’il ne reste que deux représentations : Dimanche 29 et Lundi 30 Avril, à 20h00. A bons entendeurs…. ;-)

26 avr. 2012

« Mondialisation déclin de l’Occident » d’Elie Arié

Elie Arié est aujourd’hui membre du conseil scientifique de la fondation Res Pulica (think tank de Jean-Pierre Chevènement). Il vient de sortir le mois dernier un livre d’analyse assez large de la mondialisation, notamment à l’aune des critères suivants : démocratie, “question social”, médias, religions et patriotisme.

Selon les sujets, le lecteur partagera ou non les analyses d’Elie Arié, mais il est peu probable qu’il y soit indifférent. Ce livre peut être vu comme une réponse à celui de Stéphane Hessel. En cinquante pages environ, l’auteur souligne de manière plutôt convaincante l’inutilité des sempiternels défilés “république-bastille-nation”, et d’autres formes de lutte appartenant au passé.

Avant d’avoir pu lire « Mondialisation déclin de l’Occident », sorti aux Editions de Paris, nous avons tenu à rencontrer Elie Arié ; voici l’interview qu’il nous a accordée.


Je vous livre ici deux passages assez représentatifs du paradigme d’Elie Arié sur la mondialisation, et sur l’avenir de la France dans celle-ci. Le premier extrait concerne l’Union Européenne :

« Mais avec la mondialisation et la construction de cet OPNI (Objet Politique Non Identifié) qu’est l’Union Européenne, tout a changé : lorsque la loi du marché prend le pas sur les lois nationales, lorsque la majorité de celles-ci ne sont que des transpositions obligatoires de directives de la Commission Européenne de Bruxelles, lorsque le fédéralisme se renforce au point de constituer ce qu’Hubert Védrine nomme fort justement “la société post-démocratique”, lorsque des accords tels que le protocole de Barcelone amènent certains leaders à tenir dans l’Hexagone des propos rigoureusement incompatibles avec les engagements qu’ils prennent lorsqu’ils en sortent, lorsque la marge de manœuvre des politiques se trouve ainsi réduite comme peau de chagrin, leurs discours (comme ceux de Sarkozy / Gaino sur les nécessaires “moralisation du capitalisme” ou “réindustrialisation de la France”) apparaissent comme totalement incapable d’embrayer sur une quelconque réalité. »

Le second passage concerne les formes de luttes et de contestation :

« Alors, les luttes sociales étant vouées à l’échec, reste l’espoir d’une révolution ; espoir à première vue logique [...]. Seulement, voilà : force est de constater que “ça n’explose pas”, même chez les plus touchés (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Grande-Bretagne). [...]

Or, aujourd’hui, il n’existe aucun projet alternatif. Contre qui se révolter ? Comment se révolter contre un système mondialisé sans gouvernants politiques mondiaux ? Pour le remplacer par quoi ? Avec qui, les centaines de millions de Chinois, d’Indiens, et tant d’autres, sortis pour la première fois de leur misère, n’étant pas disposés à se battre pour le retour à “l’avant, c’était mieux” ? Au nom de quoi : comment s’attaquer à la mondialisation en se référant à Karl Marx, qui l’avait prévue dès 1848 et annoncée non seulement comme inévitable et irréversible, mais aussi comme souhaitable en tant qu’étape préliminaire incontournable pour conduire à la fin du capitalisme ?

[...] Il ne reste donc aujourd’hui qu’un sentiment d’indignation résignée, faute de pouvoir déboucher sur des perspectives d’action réalistes. [...] L’impasse est totale, nous le savons tous ; mais il ne faut pas surtout pas le dire, encore moins l’écrire… Sans doute le seul moyen d’en sortir réside-t-il non pas dans l’action, qui ne fait qu’accumuler des échecs depuis 20 ans, mais dans un effort conceptuel préalable. »

25 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (13)

« Le premier principe de gouvernement consiste à aller du centre vers la périphérie, à s'occuper d'abord des contrées proches : une fois que l'État s'est assuré de leur attachement, il peut songer à rallier les terres lointaines »

En ces temps de campagne électorale pitoyable, autant partir loin dans le passé pour écouter des débats qui en valent la peine... Ils ont plus de 2 000 ans, et n'ont pas pris une ride !


LE CENTRE ET LA PÉRIPHÉRIE


Le rempart des marches.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le prince embrasse tous les êtres et protège l'univers entier. Cet amour universel ne laissant pas de place en lui aux passions personnelles, il n'accorde point de faveurs particulières à ses proches et n'oublie pas d'étendre ses bienfaits à ceux qui sont loin de ses yeux. Ne sommes-nous pas tous ses sujets et serviteurs ? Or il se trouve que tous ne jouissent pas de la même tranquillité et que les charges ne sont pas encore équitablement réparties dans la population. Ne doit-on pas chercher des solutions à ce problème ? Est-ce un bon conseil que de nous demander de nous occuper uniquement des uns et d'abandonner les autres à leur sort ? Les peuples des marches habitent une terre ingrate où règne un froid glacial, ils vivent sous la menace constante des barbares et doivent se cacher à la moindre alerte. Si les habitants des provinces du centre de l'Empire dorment en paix dans leur lit, c'est que les marches livrent bataille sur bataille, faisant des commanderies des frontières un rempart contre les incursions des Huns. Lorsque les frontières sont bien défendues, les plaines centrales jouissent de la paix ; et lorsque le cœur du royaume connaît la tranquillité, rien de fâcheux ne peut se produire. Cessez donc de nous rebattre les oreilles avec toutes ces récriminations.

Un champ trop vaste.
LES LETTRÉS. - Jadis, le Fils du Ciel se tenait au centre de l'univers ; son domaine ne dépassait pas mille lieues de côté. Aujourd'hui, nous avons conquis sur les Huns et les barbares du Sud de vastes territoires et nos routes s'étendent à l'infini. Mais les troupes sont fourbues, les populations des marches acculées au suicide et les provinces centrales ne sont plus qu'un champ de ruines. Voilà pourquoi le peuple récrimine et ne consent pas à se taire. Le premier principe de gouvernement consiste à aller du centre vers la périphérie, à s'occuper d'abord des contrées proches : une fois que l'État s'est assuré de leur attachement, il peut songer à rallier les terres lointaines. Ayant apporté le bien-être à ses sujets de l'intérieur, il songe à secourir les peuples d'au-delà des frontières. Notre monarque très éclairé a repoussé la suggestion de coloniser Lun Tai dans le Turkestan, estimant qu'il était plus urgent de s'occuper des métropolitains. Il promulgua l'édit suivant : « Nous pensons remplir notre devoir de souverain en interdisant toute brutalité et l'égard de nos sujets et en ordonnant qu'il soit mis un terme aux impôts arbitraires afin que tous consacrent leurs efforts aux travaux des champs. » Les ministres durent s'incliner ; on élimina ceux qui ne remplissaient pas correctement leurs fonctions et on soulagea la détresse du peuple.

Or, aujourd'hui que le berceau même de notre civilisation est ébranlé, vous ne manifestez aucune inquiétude et mettez toute votre ardeur à régler la question des frontières. Ne voyons-nous pas les résultats de cette politique ? Le territoire est vaste mais il reste en friche ; on sème à la volée mais personne ne sarcle ; on déploie une grande énergie sans récolter aucun fruit. Le Livre des odes n'était-il pas prémonitoire en s'exprimant ainsi : « Ne cultivez pas un champ trop vaste, la mauvaise herbe y poussera dru. »

Nul désir de conquête.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Jamais un brillant stratège ne mettra une armée en campagne si l'opération n'est pas profitable, ni ne convoitera un territoire qui ne présente pas d'intérêt. Le précédent empereur, ayant réglé le problème des frontières au sud, à l'ouest et à l'est, avait décidé de se consacrer entièrement à la pacification de son dernier ennemi : les Huns. Constatant leur débandade, il construisit une ligne de défense appuyée sur les montagnes et les grands cours d'eau. Délaissant alors les contrées infertiles, déserts de sable, de cailloux et de sel, il détacha une portion de ces districts reculés et céda la région de Tsaoyang aux tribus des Huns. Une fois abandonné les postes avancés, il se borna à occuper les points stratégiques sur le fleuve Jaune et à tenir solidement les positions-clés, afin d'alléger la corvée tout en assurant la protection de l'armée et du peuple. Ces mesures montrent la part que prenait le souverain aux malheurs de ses sujets ; aucun désir ne l'animait d'étendre son empire au risque d'aggraver le fardeau de son peuple.

Des ministres belliqueux.
LES LETTRÉS. - Peu de monarques poussèrent l'art militaire aussi loin que le roi de Ts'in et peu de conquérants conquirent autant que le maréchal Meng Tian (1), le bâtisseur de la Grande Muraille. Or, aujourd'hui, nous avons dépassé les postes frontières établis par Meng Tian et créé des commanderies et des préfectures dans les territoires des rebelles. À mesure que le pays s'agrandit, les charges du peuple augmentent. Incalculables sont les dépenses occasionnées par l'organisation de nouvelles circonscriptions, par la construction de fortifications à l'ouest de Suofang et au nord de la capitale Chang'an, par les expéditions maritimes contre les barbares méridionaux, par l'aventure dans les régions du moyen fleuve Bleu et en Corée. Que sont, en regard de la note à payer, les quelques économies obtenues en cédant Tsaoyang et d'autres terres reculées ? Rien ne montre ici la part que prend le souverain aux malheurs de ses sujets, mais tout désigne les méfaits de la politique imposée par des ministres belliqueux à la nation tout entière.

Des lettrés dépenaillés.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les lettrés savent parler, ils sont incapables d'agir. Du bas de l'échelle, ils ne craignent pas de blâmer ceux qui occupent le haut ; pauvres, ils contestent les riches ; le verbe haut, mais indociles, ils se conduisent bassement. Distribuant le blâme et la louange, ils ne cessent de prodiguer des conseils dans l'espoir de se gagner une réputation d'honnêtes hommes parmi leurs contemporains. Mais celui dont le salaire tient dans le creux de la main n'est pas qualifié pour parler des affaires de l'État. Pas plus que n'est habilité à administrer et planifier celui qui n'a pas dix boisseaux de grains. Tous ces confuçaillons pauvres et hâves, qui n'ont même pas de chapeaux et de vêtements décents, qu'entendent-ils aux affaires de l'État et au métier de fonctionnaire ? Que peuvent-ils savoir des régions éloignées et de Tsaoyang ?

Vertu mal vêtue.
LES LETTRÉS. - La roture ne nuit pas à la sagesse, et pour être pauvres, certains n'en sont pas moins honnêtes. Yan Yuan, le disciple préféré de Confucius, connut la gêne, cela ne l'empêchait pas d'être sage ; personne ne voulut donner d'emploi à Confucius, ce qui ne l'empêchait pas d'être un saint. Si l'on devait juger un homme sur sa mine et son origine sociale pour lui donner une charge, Taigong aurait manié le couteau de boucher toute sa vie et Ning Ts'in aurait gardé les vaches jusqu'à la fin de ses jours. L'homme de bien se tient fermement dans ses principes tout en acquérant du renom ; il se perfectionne, attendant son heure. La pauvreté n'ébranle pas ses résolutions et l'humilité de sa condition n'entame pas sa volonté. Il se conforme toujours à la charité et suit le chemin de la vertu. Il ne succombe pas à la tentation des richesses, l'appât du gain ne le détourne pas de son devoir ; il refuse de devoir sa fortune à des pratiques malhonnêtes et sa position à des intrigues déshonorantes. Aussi Tseng Shen et Lin Zi n'auraient-ils pas troqué leur vertu contre tout l'or de Jin et de Tchou, ni Poyi sa fermeté contre un titre de baron. Et, malgré ses mille quadriges, la gloire d'un duc Jing de Ts'i pâlit devant ces hommes.

Confucius a dit : « Quel homme de mérite était mon cher Yan Yuan ! Il mangeait dans une écuelle et buvait dans une calebasse ; il habitait au fond d'une misérable ruelle ; d'autres n'auraient pu supporter sa détresse, mais, lui, il resta inaltérablement joyeux. » Seul l'homme qui pratique la charité sait supporter sans faillir la gêne comme l'abondance. L'homme de peu est arrogant quand il est riche, cupide quand il est pauvre. Yang Zi (2) a dit : « L'homme charitable n'est pas riche, l'homme riche n'est pas charitable. » Dans une société où l'argent prime tout, on ne songe qu'à amasser et à dépouiller autrui. Les ministres accumulent des centaines de millions, les grands officiers des milliers et les simples gentilshommes des centaines de pièces d'or. Cette soif de posséder a aggravé la misère du peuple, qui erre par les chemins. Comment voulez-vous que dans ces conditions les lettrés puissent encore disposer d'une garde-robe complète ?


1. C'est en 214 avant Jésus-Christ qu'il fit construire la partie orientale de la Grande Muraille sur l'ordre du premier empereur Ts'in Che Houang Ti, qui lui envoya, pour exécuter les travaux, tout un peuple de condamnés.

2. Ministre du duc de Ts'i (VIème siècle avant Jésus-Christ) célèbre pour son esprit.

20 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (12)

LA FUITE DEVANT L'IMPÔT

Les marches de la prospérité.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Autrefois, les provinces de l'intérieur étaient surpeuplées, l'eau potable et le fourrage manquaient. Comme le climat chaud et humide convient mal à l'élevage des chevaux ou des bovidés, les hommes s'attelaient eux-mêmes à la charrue, transportant sur leur dos de lourdes charges. Ils s'épuisaient pour de minces résultats. Le peuple, misérable, manquait de nourriture et de vêtements ; on voyait par les chemins des enfants et des vieillards chargés de fardeaux et tirant des charrettes. Même les plus hauts dignitaires, ministres ou grands officiers, se déplaçaient souvent en char à bœufs. Mais depuis que Sa Majesté l'empereur Wou a conquis toutes les tribus du sud de la Chine et converti leurs terres en vergers, chassé les barbares de l'ouest et du nord et créé des réserves nationales sur les terres qu'ils occupaient, des articles rares et précieux et mille objets exotiques remplissent les palais intérieurs ; de vifs coursiers et des chevaux sauvages peuplent les haras impériaux. Il n'est pas un paysan qui n'ait une bonne charrette tirée par un fort cheval, et le peuple se gorge d'oranges et de pamplemousses. Cela montre bien la prospérité dont nous sommes redevables aux marches. Et c'est faire preuve d'un singulier aveuglement que de s'interroger comme vous le faites sur la prospérité dont nous jouissons actuellement.

Les cicatrices de la guerre.
LES LETTRÉS. - Nous nous sommes laissé dire que naguère, avant qu'on ne lance les expéditions contre les Huns et les Vietnamiens, les impôts et les corvées étaient rares et le peuple vivait dans l'opulence. Bien nourries et chaudement vêtues, les populations stockaient la nouvelle récolte, n'ayant pas encore fini de consommer celle de l'année précédente. La toile et la soie abondaient et le bétail se comptait par troupeaux. Les cultivateurs utilisaient le cheval comme animal de trait. Personne qui ne possédât un cheval de selle ou de labour. Il est vrai qu'en ce temps-là, on restreignait l'usage des chevaux aux travaux des champs. Mais plus tard, avec les innombrables campagnes militaires, la pénurie d'étalons devint telle qu'on expédia sur le front des juments et des vaches ; c'est pourquoi on voit naître maintenant des poulains et des veaux sur les champs de bataille. Les paysans n'ont plus d'animaux domestiques chez eux, les céréales ne sont plus cultivées dans les champs. Le peuple n'a même plus la balle du grain à se mettre sous la dent, et vous prétendez qu'il se gorge d'oranges ?

Un proverbe ne dit-il pas qu'il faut plusieurs générations pour se remettre d'une longue guerre ? Or, à présent, on peut voir les anciens champs laissés en friche ; les maisons se dressent au-dessus des murailles de la ville, mais la plupart sont désertées. Où est donc cette prospérité dispensée par les marches ?

Des paysans paresseux.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Jadis, l'unité de mesure du champ était le mou, soit une portion de terre de cent pas de côté. La terre, divisée en neuf portions, était cultivée collectivement par les paysans, chacun touchant un neuvième de la récolte, le dernier neuvième étant réservé au souverain. Les sujets de l'empereur devaient avoir à cœur de faire passer l'intérêt public avant leur intérêt personnel. L'empereur Wou, prenant en pitié les souffrances des paysans loqueteux et mal nourris, promulgua de nouveaux règlements par lesquels un acre serait désormais porté à un lopin de deux cent quarante pas de côté, et la dîme fut abaissée à un trentième de la récolte. Mais des fainéants se sont condamnés par leur mauvaise volonté et leur inertie à souffrir de la faim et du froid. Il n'y a pas d'autre raison à la misère actuelle des paysans. Quand certains veulent semer sans avoir labouré, et récolter sans avoir planté, en quoi le blâme retombe-t-il sur les monopoles ?

Trop d'impôts.
LES LETTRÉS. - La dîme était prélevée en fonction du produit de la récolte. L'État partageait donc avec les agriculteurs les aléas de la récolte. Quand le peuple avait peu, la part de l'État n'augmentait pas, elle ne diminuait pas quand le peuple avait fait une bonne récolte. Aussi peut-on dire de la dîme qu'elle est la mesure la plus juste et la plus équitable. Maintenant que les paysans sont imposés sur la superficie cultivée, bien que l'impôt ait été abaissé à un trentième, on voit, dans les bonnes années, quand le grain vient bien, l'État prélever une part trop petite, tandis que dans les mauvaises années, avec les famines et la disette, les paysans doivent encore contenter les exigences de l'État. À cela viennent s'ajouter les corvées, l'impôt sur les hommes valides dont le montant s'élève à la moitié du travail d'un individu. Les paysans se voient contraints soit de céder la totalité de leurs récoltes, soit de s'endetter pour fournir la redevance exigée. Voilà pourquoi le peuple souffre de la faim et du froid en dépit de son labeur acharné. De même que le maçon s'assure que ses fondations sont solides avant d'élever les murs, le meneur d'hommes commence par assurer des activités rentables à ses sujets avant de ponctionner ses revenus. Les Entretiens de Confucius (l) ne disent-ils pas : « Quand le peuple a le nécessaire, comment le prince n'aurait-il pas ce qu'il lui faut » ?

L'aide de l'État.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Quand les seigneurs luttaient entre eux pour le pouvoir et quand des États guerriers se forgeaient par des combats incessants, les paysans, découragés de cultiver leurs champs, ne faisaient pas grand cas de la dîme qu'il fallait verser. Mais à présent, par la vertu des pouvoirs sacrés de Sa Majesté, il n'y a pas eu de levées de troupes depuis fort longtemps : ce n'est pas pour autant que tout le monde s'adonne avec diligence aux travaux des champs ; malgré la distribution de nouvelles terres, certains manquent encore du nécessaire. Les dons aux indigents ont vidé les greniers, et la situation ne fait qu'empirer, trop d'individus ayant pris l'habitude de compter sur l'aide de l'État. C'est sans doute une source d'exaspération pour le prince que de voir ses sujets prendre le maquis, oublieux de leurs devoirs envers un État qui les a comblés. L'exemple est contagieux, le nombre des champs cultivés diminue chaque jour, les impôts ne rentrent plus, on résiste aux agents du gouvernement. Même si le prince le désirait, comment aurait-il le nécessaire ?

Raisons de l'absentéisme.
LES LETTRÉS. - II est évident que les gens ne se soustraient pas à leurs devoirs civiques parce qu'ils recherchent le profit, ni qu'ils éprouvent un malin plaisir à quitter leur foyer. Naguère, les trop nombreuses levées de troupes ont entraîné une crise financière ; il a fallu trouver de l'argent en écrasant le peuple d'impôts et de corvées, en le privant du nécessaire. Et comme, une fois de plus, le poids de l'impôt retombe sur les paysans, ils renâclent à travailler aux champs. La responsabilité d'un grand nombre de ces départs incombe aux gros propriétaires, auxquels les fonctionnaires n'osent pas s'attaquer, préférant s'en prendre au menu peuple. Ce dernier, lassé de ces exactions, prend le large. Puis les classes moyennes sont à leur tour obligées de partir. Et ceux qui restent paient pour les fugitifs. Les serfs, constamment persécutés par des fonctionnaires corrompus, suivent l'exemple des autres et les fuyards deviennent foule et la population ne cesse de diminuer. Des annales ont dit : « Le peuple est prêt à sacrifier sa vie pour un État libéral ; dans un régime tyrannique, même la famille se dissout. » C'est là qu'il faut chercher la raison de ces champs en friche et de ces villes désertées. La tâche du bon berger consiste à soulager les maux du peuple dont il a la charge, à le rendre heureux en lui assurant la paix et en écartant de sa tête les troubles, enfin, à en user sans abuser. Alors le peuple aura du cœur à l'ouvrage et s'acquittera avec joie de ses redevances. Le souverain n'aura pas besoin de quémander et ses sujets n'attendront pas de subsides du gouvernement.

Limites d'âge.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Autrefois, un jeune homme entrait au gymnase à quinze ans et prenait part à des corvées mineures. À vingt ans, il recevait le bonnet viril et devenait majeur. Il était en âge d'accomplir son service militaire. Vers la cinquantaine, alors qu'un sang généreux coule encore dans les veines, on l'appelait « robuste vieillard ». Le Livre des odes dit : « Fang Shu est d'un âge avancé, mais ses plans sont pleins de vigueur ! » C'est pourquoi l'armée des Chang était comme une nuée de corbeaux et celle des Tcheou aussi nombreuse que des fleurs d'armoise. À présent, notre très éclairé souverain montre sa commisération par des règlements libéraux en matière de corvée : à vingt-trois ans, on est inscrit sur les registres de la corvée, et, à cinquante-six ans, on est exempté, cela afin d'aider les personnes âgées et de procurer du repos aux vieillards. Ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse vaquent aux travaux des champs et s'occupent de l'entretien des hameaux, tandis que les vieux cultivent leurs potagers. Pourvu que chacun épargne ses forces et suive le rythme des saisons, personne n'aura à souffrir la faim ou le froid. Mais il est absurde de s'en prendre à l'État quand on ne sait pas administrer les affaires de sa famille.

Carences.
LES LETTRÉS. - À vingt ans, on devient adulte, on prend le bonnet viril, à trente on se marie, on peut participer aux opérations militaires. À partir de cinquante ans, on est un vieillard, On reste chez soi, appuyé sur une canne et on n'est pas soumis à la corvée. Ces règlements permettaient d'assister les indigents et de donner aux vieux un repos mérité. À la fête du village, tous ceux qui avaient dépassé la soixantaine se voyaient gratifiés de mets spéciaux en signe de respect. Les vieux jouissaient du privilège de ne se nourrir que de viande, de ne se vêtir que de soie et de ne marcher qu'appuyés sur une canne. Mais, de nos jours, on voit des quinquagénaires et des sexagénaires transporter des fardeaux aux côtés de leurs fils et petits-fils et être soumis à la corvée et à la conscription ; est-ce là une façon de prendre soin des personnes âgées ? Jadis, le prince ne demandait rien pendant trois ans à une famille endeuillée, par respect pour sa douleur et pour que les orphelins puissent accomplir leurs devoirs familiaux. 0r maintenant, que voit-on ? À peine la dépouille mortelle a-t-elle été mise en bière que le fils ou le frère cadet est obligé de quitter ses habits de deuil et de partir à la guerre. Est-ce là une façon de traiter le peuple comme ses propres enfants et de lui permettre de manifester sa piété envers ses pères ou frères aînés ? Sa Majesté est encore très jeune, aussi a-t-elle prié ses ministres de l'assister dans le gouvernement de ses États. 0r sous leur égide, l'administration et la propagation de la morale présentent de graves carences. Aussi souffrez que des hommes du commun donnent leur opinion sur ces matières.

L'assistant du Grand Secrétaire ne trouve rien à répliquer.


1. Ou Lunyu, recueil canonique des propos de Confucius rédigé par ses disciples au Vème siècle avant Jésus-Christ.

17 avr. 2012

Interview d’Hervé de Carmoy, vice-président de la Commission Trilatérale

Hervé de Carmoy est l’auteur du livre « L’Euramérique » (sorti en 2007) dans lequel il dévoile assez largement le futur Traité Transatlantique. Plus récemment, il a coécrit avec Alexandre Adler le livre « Où va l’Amérique d’Obama », analyse et prospective du mandat du dernier président américain.

Hervé de Carmoy est également vice-président Europe de la Commission Trilatérale. Nous sommes allés à sa rencontre pendant le Salon du Livre 2012, afin de le questionner sur quelques sujets : Barack Obama et son prix Nobel de la paix, Zbigniew Brzezinski, Le Traité Transatlantique, …



Je tiens à remercier Hervé de Carmoy pour sa franchise. Cet ancien directeur de la Chase Manathan Bank (grosse banque américaine) est aussi le tenant d’un Capitalisme sage, malheureusement révolu ; ainsi, peu avant l’interview, il expliquait que les investissements en Entreprise se faisait jadis sur 20 ans minimum !



Précisons que Zbigniew Brzezinski  est l’actuel conseiller de Barack Obama en politique étrangère. Pour mémoire, voici l’étonnante interview livrée par Zbigniew Brzezinski au Nouvel Observateur en 1997, soit 4 ans avant les attentats du 11 septembre 2001 :


Le Nouvel Observateur : L’ancien directeur de la CIA Robert Gates l’affirme dans ses Mémoires : les services secrets américains ont commencé à aider les moudjahidines afghans six mois avant l’intervention soviétique.
A l’époque, vous étiez le conseiller du président Carter pour les affaires de sécurité, vous avez donc joué un rôle clé dans cette affaire. Vous confirmez ?

Zbigniew Brzezinski : Oui. Selon la version officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidines a débuté courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète jusqu’à présent, est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime pro-soviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques.

Le Nouvel Observateur : Malgré ce risque, vous étiez partisan de cette « covert action » (opération clandestine). Mais peut-être même souhaitiez-vous cette entrée en guerre des Soviétiques et cherchiez-vous à la provoquer ?

Zbigniew Brzezinski : Ce n’est pas tout à fait cela. Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent.

Le Nouvel Observateur : Lorsque les Soviétiques ont justifié leur intervention en affirmant qu’ils entendaient lutter contre une ingérence secrète des États-Unis en Afghanistan, personne ne les a crus. Pourtant, il y avait un fond de vérité. Vous ne regrettez rien aujourd’hui ?

Zbigniew Brzezinski : Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam. » De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique.

Le Nouvel Observateur : Vous ne regrettez pas non plus d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ?

Zbigniew Brzezinski : Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?

Le Nouvel Observateur : « Quelques excités » ? Mais on le dit et on le répète : le fondamentalisme islamique représente aujourd’hui une menace mondiale.

Zbigniew Brzezinski : Sottises ! Il faudrait, dit-on, que l’Occident ait une politique globale à l’égard de l’islamisme. C’est stupide : il n’y a pas d’islamisme global. Regardons l’islam de manière rationnelle et non démagogique ou émotionnelle. C’est la première religion du monde avec 1,5 milliard de fidèles. Mais qui a-t-il de commun entre l’Arabie Saoudite fondamentaliste, le Maroc modéré, le Pakistan militariste, l’Égypte pro-occidentale ou l’Asie centrale sécularisée ? Rien de plus que ce qui unit les pays de la chrétienté.



Enfin, cerise sur le gâteau, voici un extrait du livre de Brzezinski « Between Two Ages », mentionné pendant l’interview :

« La technologie va doter les dirigeants des principaux pays de techniques capables de mener en secret une guerre dont seules des forces de sécurité réduites au minimum seraient au courant… On pourrait utiliser des techniques comme la modification des conditions climatiques pour engendrer des périodes prolongées de sécheresse ou d’orage. »

Amis “complotistes”, bonsoir !

13 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (11)

« Aujourd'hui, vous prétendez prendre aux riches pour aider les plus démunis, mais les riches ne cessent de s'enrichir et les pauvres de s'appauvrir. Vous avez renforcé le code pénal et alourdi les châtiments pour mettre un terme à la délinquance et briser la sédition. Pourtant, on assiste à une recrudescence de la criminalité. »

La leçon continue à la cour de l'Empereur de Chine, en 81 avant J.C. Dans cette partie du débat, il est question d'économie, et les lettrés font référence au principe du Yin et du Yang (ok, commentaire inutile vu le titre du chapitre.... :-)




LE YIN ET LE YANG DE L'ÉCONOMIE


Un budget en équilibre.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Le Grand Secrétaire a repris la politique menée par Tai Gong (l), par le duc Huan (2) et son ministre Kouan Tchong (3). En établissant le monopole sur le sel et le fer, il a augmenté les bénéfices provenant des ressources naturelles et favorisé l'expansion économique. Aujourd'hui, le budget est en équilibre, le peuple a le nécessaire, l'agriculture et l'artisanat sont florissants et toutes les couches de la population connaissent la prospérité. Ces résultats ont été obtenus grâce à la planification de l'économie : ils n'auraient pu l'être simplement par le zèle mis à cultiver et à tisser.

Charité et justice.
LES LETTRÉS. - L'observance des rites et des devoirs sociaux est le fondement des nations ; la soif de pouvoir et la recherche du profit en sont la ruine. « Quels obstacles rencontrera celui qui gouverne un pays avec courtoisie et libéralité ? » demandait Confucius. Maintenant que l'Empire, à nouveau uni, est une grande famille, peut-on désirer y introduire l'appât du gain et y développer le goût du luxe et de l'artifice ? Ayant calculé tous les besoins du budget, en accord avec les princes feudataires, le Grand Secrétaire a fourni à l'État de l'argent par la taxe sur les alcools. Après quoi, Hsien Yang et Gong Ts'in ont encore augmenté les recettes par les monopoles sur le sel et le fer. Il n'empêche que le pays est affaibli et que les villes sont désertées parce qu'on ne peut éduquer le peuple qu'en exerçant la charité et la justice. Parce qu'on ne peut enrichir le pays qu'en consacrant tous ses efforts à l'activité fondamentale : l'agriculture.

Autorité et justice.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Quand il y a des loutres dans l'étang, les poissons s'agitent ; un pays qui tolère une puissante opposition perd ses sujets les plus loyaux. On ne voit pas de prés verdoyants sous le couvert d'une forêt touffue ; le grain vient mal entre les grosses mottes. Pour gouverner un pays, il faut extirper la mauvaise herbe et mater l'agitation des grands. Ce n'est qu'à cette condition que l'on arrivera à une répartition plus équitable des richesses et que l'on procurera à chacun la paix dans son foyer. Le grand instructeur Tchang a promulgué des lois auxquelles tous doivent obéir. II a châtié les séditieux, réprimé les profiteurs. Le fort ne pourra plus molester le faible et les nantis opprimer les démunis. Notre Grand Secrétaire s'est livré à des calculs avec le boulier afin d'établir le budget. S'il a décidé d'instaurer des monopoles sur le sel et le fer, c'est afin de limiter le pouvoir des gros négociants et des riches marchands. S'il a mis des charges et des brevets en vente et monnayé le rachat des peines, c'est afin de prendre aux riches pour aider ceux qui sont dans le besoin et apporter quelque soulagement au peuple à la noire chevelure. Voilà pourquoi, bien que nos armées combattent sur tous les fronts, nous leur assurons le nécessaire sans avoir à accroître les taxes et les impôts. Les questions économiques ne peuvent être comprises que par des hommes compétents et non par la foule.

Le mauvais médecin.
LES LETTRÉS. - Pian Ts'ie, le père de la médecine, diagnostiquait la nature du mal en tâtant simplement le pouls du patient. Quand le souffle yang était surabondant, il le réduisait pour l'harmoniser au souffle yin. Lorsque le souffle yin prédominait, il le réduisait pour l'harmoniser au souffle yang. C'est ainsi qu'en réglant les souffles des veines, il chassait les miasmes. Mais un mauvais médecin ne connaît pas le trajet des veines et des artères ni la différence entre le sang et la lymphe ; il pique de son aiguille à l'aveuglette et ne fait qu'endommager la peau sans agir sur le mal. Aujourd'hui, vous prétendez prendre aux riches pour aider les plus démunis, mais les riches ne cessent de s'enrichir et les pauvres de s'appauvrir. Vous avez renforcé le code pénal et alourdi les châtiments pour mettre un terme à la délinquance et briser la sédition. Pourtant, on assiste à une recrudescence de la criminalité. Faute de connaître les médecines de Pian Ts'ie, vous n'avez pu apporter à la multitude le moindre réconfort.

Le bon économiste.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Lorsque les Tcheou établirent leur dynastie, il y avait environ mille huit cents princes feudataires. Par la suite, le fort a avalé le faible, le gros a mangé le petit, tant et si bien qu'il n'est plus resté que six grands États. Ces six États se livrèrent des combats acharnés pendant plusieurs siècles. À l'intérieur, ils combattaient les seigneuries rivales ; à l'extérieur des frontières, ils luttaient contre les barbares. Aussi leurs armées étaient-elles toujours sur le pied de guerre, et les campagnes se succédaient sans trêve. Mais, tandis que les troupes portaient leurs étendards au-delà des frontières, les greniers et les magasins des principautés demeuraient pleins.

À présent, nous avons à notre disposition les immenses richesses de l'Empire et les tributs versés par les commanderies, qui dépassent en importance les réserves de grains de Ts'i et de Tch'ou ou les entrepôts de Tchao et de Wei. Le montant de nos réserves et des recettes est si élevé qu'il nous permet de faire face à toute éventualité. Mais si l'on demandait au ministre de l'Agriculture et aux autres de se dédier corps et âme au développement des activités agricoles à l'instar de l'illustre Hou Ji, père de l'agriculture, les années qui combattent aux quatre points cardinaux se trouveraient bientôt privées de la garantie d'un approvisionnement régulier, et ce ne serait pas faute de ressources. La manière dont vous utilisez les aiguilles et les cautères pour équilibrer l'excédent et le manque ne nous paraît pas le remède indiqué. Quand Son Excellence le Grand Secrétaire décida de prendre en main les questions économiques et agricoles en tant que surintendant des Grains, ce fut pour stimuler par ses piqûres l'économie en stagnation et instiller le flot vivifiant du profit dans les artères de l'Empire ; c'est ainsi que les marchandises et les biens circulent et s'échangent, et que l'État regorge de biens. Parallèlement, des expéditions ont été envoyées aux quatre coins de l'Empire contre les rebelles et les fauteurs de troubles. Les dépenses logistiques et les gratifications militaires se chiffrent en milliards, mais tous ces frais ont pu être couverts par notre trésorerie. Et c'est une telle efficacité, digne de Pian Ts'ie, que vous voudriez mettre en cause avec le monopole sur le sel et le fer ?

Le centre de l'univers.
LES LETTRÉS. - Les hommes des régions frontalières habitent des montagnes et des vallées où le yin et le yang ne sont pas en harmonie. Le gel craquèle le sol, les rafales de vent soulèvent une poussière de sel, le sable et le gravier s'amoncellent en dunes ; la terre est impropre à toute culture. L'empire du Milieu, situé au centre de l'univers, est le point d'intersection du yin et du yang. Au sud, le Soleil et la Lune y exécutent leurs révolutions tandis qu'au nord scintille l'étoile Polaire. Son territoire compte une infinie variété de climats qui se complètent et produit tout ce dont on peut rêver. Quitter les régions centrales et se lancer dans des aventures lointaines pour arracher de nouvelles portions de terres stériles et glacées équivaut à abandonner les vallées fertiles pour cultiver la lande ou les marécages.

On transporte et convoie à la hâte les grains entreposés dans les greniers et les richesses entassées dans les magasins pour les donner aux frontaliers. Si bien que les provinces centrales sont écrasées sous les impôts et les corvées, tandis que le peuple des marches est harassé par la défense des frontières. Ces malheureux ont beau être courbés sur la charrue, le sol est impropre à la production des céréales. Ils ne peuvent profiter des bien­faits qu'apportent les cultures du chanvre et du mûrier. Aussi dépendent-ils de la soie et de la bourre des provinces du centre pour leur habillement, les peaux et les fourrures n'ayant jamais pu suffire entièrement à couvrir leur nudité. En été, ils ne quittent jamais la fraîcheur de leurs cavernes ; en hiver, ils ne s'aventurent jamais hors de leurs trous. Toute une famille, père, mère et enfants vivent entassés dans une hutte exiguë aux murs de pisé. Le cœur de l'Empire comme les régions frontalières sont maintenant des déserts. Est­-ce là le remède miracle digne de Pian Ts'ie et les bienfaits apportés par les monopoles sur le sel et le fer ?


1. Sage conseiller du roi Wen de la dynastie des Tcheou, qui l'avait rencontré pêchant à la ligne sans appât ni hameçon.

2. L'un des plus puissants princes (appelés hégémons) de la confédération chinoise au VIIème siècle avant Jésus-Christ.

3. Il institua une taxe sur le poisson et le sel au bénéfice des pauvres et des sages.

11 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (10)

« La campagne serait soigneusement cultivée, le chanvre et la soie seraient filés avec amour, gouvernants et gouvernés auraient tout en suffisance, et tous les problèmes seraient résolus. »

La leçon des gouvernés aux gouvernants continuent à la cour de l'Empereur de Chine. Voici le 10ème chapitre de ce passionnant débat, vieux de plus de 2 000 ans, mais si rafraichissant en cette période de campagne électorale déplorable...


LES EAUX ET FORETS DE L'EMPIRE

Aux confins de l'univers.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le seigneur dont le fief est comme une exploitation familiale n'a que la charge de la gestion domestique. L'empereur, en revanche, dont le domaine s'étend jusqu'aux confins de l'univers, a des préoccupations internationales. Il est clair que les dépenses qu'exige l'entretien d'un manoir sont dérisoires en comparaison des frais immenses entraînés par la gestion de l'Empire. C'est la raison pour laquelle le gouvernement a créé les domaines, les étangs impériaux et instauré le monopole sur les ressources des montagnes et des mers, s'assurant ainsi des recettes supplémentaires. Nous avons amélioré le système des canaux d'irrigation, assis sur des bases solides tous les secteurs agricoles en étendant les terres arables et les pâturages, et en développant les parcs de chasse. L'intendant des Écuries, le ministre des Eaux et Forêts, l'intendant de la Cassette privée de l'empereur et le ministre de l'Agriculture sont chargés de collecter les revenus provenant de la culture et de l'élevage, de percevoir le montant des locations des étangs enclos. Jusqu'aux confins septentrionaux de l'Empire on a nommé des super-intendants de l'Agriculture afin de faire face aux différentes dépenses, et pourtant le déficit n'a pu être comblé. À présent, vous voudriez supprimer ces institutions et tarir la source de revenus de l'État, jetant ainsi le peuple du haut en bas de l'échelle et dans le dénuement ? Même avec une politique d'économies draconiennes, comment pourrions­-nous nous en sortir ?

C'est le peuple qui pâtit.
LES LETTRÉS. - Avec les fonctionnaires inutiles, les grands travaux superflus, les changements de mode, le luxe et la prodigalité, innombrables sont ceux qui sont vêtus et nourris aux frais de l'État sans l'avoir mérité. Voilà pourquoi les classes supérieures connaissent l'indigence et les classes inférieures la misère totale. À présent, vous voulez venir en aide aux activités subsidiaires sans porter atteinte au secteur fondamental : mais, en mettant sur pied des organismes susceptibles de rapporter de l'argent au Trésor, en créant des champs et des pâturages, l'État concurrence les paysans dans la production de fourrage, dispute aux marchands leurs bénéfices commerciaux. Est-ce ainsi que vous pensez manifester la vertu de votre prince et administrer l'État ? Labourage et tissage sont les deux mamelles de l'Empire. Les anciens divisèrent les terres et les répartirent entre le peuple, lui donnant des champs à cultiver afin que chacun trouve à s'employer. Ainsi, il n'y avait pas de terre qui ne nourrît son homme, ni d'homme qui ne labourât son lopin de terre.

Or, depuis que le gouvernement a créé des parcs de chasse, défriché des champs publics, aménagé des étangs et des marais, tout le bénéfice que l'État, en principe, devait tirer de la location des domaines, est revenu aux grandes familles. Les environs de la capitale se trouvent resserrés entre les monts Houashan et le fleuve Jaune. Cette plaine exiguë est déjà surpeuplée ; avec les gens qui y affluent des quatre coins de l'Empire, le grain et le combustible manquent. Les ventes ou les locations des champs publics ont fait baisser la production du mûrier, des bois de construction, des fruits et des légumes, et la terre n'est plus cultivée à plein rendement. Nous ne pouvons que désapprouver une telle politique. Quand feu l'empereur a ouvert les réserves impériales, creusé les étangs enclos, ceux-ci auraient dû être distribués au peuple moyennant le versement d'un impôt, l'État percevant les taxes mais n'en ayant pas la gestion. En effet, location et impôts désignent sous des noms différents une seule et même réalité. Mais si on les leur avait laissés, les paysans se seraient consacrés de toutes leurs forces aux travaux des champs et les tisserandes se seraient appliquées à leur métier. La campagne serait soigneusement cultivée, le chanvre et la soie seraient filés avec amour, gouvernants et gouvernés auraient tout en suffisance, et tous les problèmes seraient résolus.

Le Grand Secrétaire reste silencieux, il lance un coup d'œil au Premier ministre, puis à son assistant.

10 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (9)

« Quand on ne parle pas le même langage, on peut difficilement discuter ensemble de politique ; ceux qui se réclament d'idéologies opposées ne peuvent élaborer des plans en commun »

Le ton monte entre les lettrés et le Grand Secrétaire, à la Cour de l'Empereur de Chine (81 avant J.C.). Dans ce 9ème chapitre du Yantie Lun (aussi appelé "Dispute Sur le Sel et le Fer"), le torchon n'est pas loin de brûler définitivement, tant les divergences de vue sont grandes.


QUAND LE SOUVERAIN S'AFFLIGE


L'arrière et le front.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Vous avez dit : « Désordres et troubles préoccupent le monarque éclairé. » En effet, le souverain règne sur l'Empire en maître de maison qui s'inquiète du bien-être de ses hôtes. Aussi n'est-il pas digne d'un grand roi de ne pas se porter au secours de ses sujets quand ils se noient, comme il est indigne d'un loyal serviteur de l'État d'être indifférent aux malheurs du pays. Rester ferme devant l'adversité est le devoir du ministre, tout comme celui du père, quand son fils a faim et froid, est de lui donner la nourriture et le couvert. Les épreuves que doivent affronter nos enfants, exilés dans de lointaines contrées, hantent les nuits de notre souverain. Les ministres se sont attelés à la tâche, ils ont déjà proposé toutes les mesures susceptibles de renflouer les caisses de l'État. Le Conseil d'État a décidé d'instituer un monopole sur les alcools, toujours en vue des dépenses exigées par la protection des frontières, le règlement de la solde des trou­pes et l'assistance à ceux qui se trouvent dans une situation critique. Comment aurions-nous la lâcheté de nous dérober à nos devoirs paternels en mettant fin à cette aide ? Nous avons restreint la nourriture et les vêtements de l'ar­rière pour soulager la détresse de ceux qui sont sur le front. Et quand ces restrictions se montrent insuffisantes, vous voudriez que nous cessions toute fourniture ! Pourrions-nous sans rougir continuer à revendiquer le titre de pères ou de grands frères vertueux du peuple si nous abandonnions les régions frontalières à leur sort ?

Un empire unifié.
LES LETTRÉS. - À la fin de la dynastie des Tcheou, le roi était faible et les princes feudataires réglaient leurs conflits par la violence. Les seigneurs ne connaissaient pas le repos, et les vassaux erraient d'une principauté à une autre. Pourquoi cela ? Tout simplement parce que les pays en guerre étaient si nombreux que la plupart des royaumes se trouvaient au bord de la ruine. Or, maintenant que toutes les provinces de l'Empire ne forment plus qu'un seul territoire et que l'Empire est unifié, l'empereur peut en toute quiétude se livrer à la joie de la promenade sous les galeries couvertes de ses palais. Il a le loisir d'écouter ses ministres lui exposer leurs profonds desseins, d'entendre dans la salle du trône éclater les nobles accents des chants cérémoniels et des hymnes dynastiques et, dehors, d'être bercé par le tintement des grelots de son char. Sa vertu est éclatante. Sa gloire peut rivaliser avec celle de Tang ou de Yu. Ses mérites rejailliront sur sa postérité. Les Man et les Mo, ces sauvages qui vivent dans des contrées stériles, peuvent-ils troubler la sérénité de notre souverain et lui infliger les tourments que connurent les monarques de l'époque des Royaumes combattants ? Si notre très éclairé souverain ne néglige pas ses devoirs, s'applique à gouver­ner selon les principes de la vertu et distribue ses faveurs avec libéralité, les barbares du Nord se tourneront vers nous, ils viendront frapper à notre porte pour faire leur soumission. Les Huns, domptés, rentreront leurs crocs et ne mangeront plus toutes nos ressources.

On perd son temps avec vous !
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Sa Majesté très éclairée s'alarme que son pays ne jouisse pas encore de la tranquillité et s'inquiète que les frontières ne connaissent toujours pas la paix. Il a envoyé les inspecteurs généraux de la Cour procéder à des enquêtes sur les maux qui affligent le peuple afin de venir en aide aux plus démunis et de panser leurs blessures. Mais comme nous hésitions encore sur les moyens à utiliser pour répandre la vertu de notre très avisé souverain et procurer la paix à l'Empire, nous nous sommes permis de vous réunir pour vous consulter. Or, quand vous ne nous propo­sez pas de voler jusqu'aux cieux, vous nous demandez de plonger au fond des abîmes. Comment de tels avis pourraient-ils être de quelque utilité ? Vous semblez croire qu'on gouverne un État comme on administre un village. Ramassis de campagnards et de culs-terreux qui ne comprenez rien à rien ! Vous êtes comme des ivrognes qui viennent juste de cuver leur vin. On perd son temps à discuter avec vous !

Nous parlons deux langages.
LES LETTRÉS. - « Quand on ne parle pas le même langage, on peut difficilement discuter ensemble de politique ; ceux qui se réclament d'idéologies opposées ne peuvent élaborer des plans en commun », a dit Confucius. Aujourd'hui, vous suivez une ligne politique bien précise; nous ne pouvons vous être d'aucun conseil.

Ne ruinez pas nos efforts.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Je croyais que la loyauté d'un vassal consistait à remplir ses obligations à l'égard de son suzerain et la piété filiale à s'acquitter de ses devoirs à l'égard de ses parents. Lorsqu'un monarque commet une erreur, ses vassaux se doivent de le soutenir; quand un père a offensé la loi, ses fils ne peuvent que couvrir sa fuite. À la mort d'un prince, les ministres ne changent pas sa politique ; à la mort d'un père, les fils ne modifient pas ses orientations. Les Annales des printemps et des automnes fustigent la démolition des terrasses seigneuriales de la famille Kiang, car c'était détruire ce qu'avaient édifié les ancêtres et révéler les erreurs de ses seigneurs et aïeux. Voilà maintenant longtemps qu'ont été établis les mono­poles sur le sel et le fer ainsi que les organismes de planification des coûts des marchandises. En voulant les abolir, vous ruinez les efforts de notre feu monarque et portez atteinte au prestige de notre très éclairé souverain. Nous qui avons la charge des intérêts de la nation, nous sommes résolus à défendre les principes de fidélité et de piété filiale. C'est ce qui nous sépare des lettrés.

La lustrine et la soie.
LES LETTRÉS. - L'homme avisé vit avec son temps ; l'homme ingénieux suit les mœurs de l'époque. Confucius a dit : « Les chapeaux de lustrine noire sont conformes aux rites ; mais aujourd'hui, tout le monde les porte en soie car cela coûte moins cher : Pour moi, je me conforme aux mœurs de la majorité. » Les sages, tout en restant fidèles aux préceptes des anciens, se plient aux coutumes de leur temps sans légiférer sur ce qui est convenable ou non. Le duc de Tcheou se sépara de ses ministres et assistants pour des raisons d'économie et de simplicité. Pourtant, on ne peut pas dire qu'il a bouleversé les institutions de ses pères ni qu'il a trahi les prescriptions de ses ancêtres.

6 avr. 2012

Où il est question de Confucius

« Le sage préfère braver la mort plutôt que de renier son idéal pour obtenir des honneurs et accepter des compromissions pour un poste à la Cour. »

La haute fustige continue à la cour de l'Empereur chinois, en 81 avant J.C. Les sages et les lettrés ne manquent pas d'arguments cinglants à l'égard des gouvernants. Pour étayer leurs arguments, ils se réfèrent souvent à l'histoire de Chine ; le chapitre 8 du Yantie Lun est dédié à leur référence la plus récurrente : Confucius.



OÙ IL EST QUESTION DE CONFUCIUS

Impuissance des confucéens.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Vous vous prétendez les héritiers de Confucius ; vous vantez ses mérites et décrétez qu'il fut le plus grand sage que la terre ait jamais porté. Pourtant, bien que votre saint patron ait rayonné entre les principautés de Lou et de Wei, et diffusé sa doctrine sur les rives de la Tchou et de la Sseu, il n'a jamais été capable d'amender un seul de ses disciples ni de répandre la paix sur son époque. L'État de Lou fut démembré de son vivant. Le duc Huan de Ts'i appréciait les lettrés et leur enseignement. Mencius, Chouen Yukun et d'autres négligèrent les hautes fonctions qu'on leur avait attribuées, préférant pérorer sur les affaires de l'État. Il y avait plus de mille de ces docteurs qui disputaillaient à l'académie Kihsia de Ts'i. Pendant ce temps, le faible royaume de Yan attaqua le pays, et son armée arriva d'une traite aux portes de la capitale Linzi. Le roi Min dut s'enfuir et mourut à Gong sans que ces messieurs aient pu rien faire pour retourner la situation. Quand le roi Jian fut cap­turé par le pays de Ts'in avec toute sa cour, ils se montrèrent tout aussi impuissants à affronter le danger. Bref, l'Histoire a prouvé que les confu­céens ont toujours été incapables d'assurer la sécurité de leur pays et de faire respecter leur prince. Que ces attardés, obnubilés par la pratique de la vertu, et dont le seul plaisir est la dénonciation stérile des défauts contemporains, ont toujours été paralysés devant l'action. Plus de mille ans se sont écoulés depuis les Tcheou, et il faudrait encore prendre modèle sur eux et sur le roi Wen, sur le roi Wu, les souverains Tch'eng et K'ang, comme sur les seuls grands hommes d'État qui aient jamais existé ? En vantant des institutions impossibles à restaurer, vous nous faites penser à des unijam­bistes condamnés une fois pour toutes à radoter sur des contrées lointaines et, pour eux, à jamais inaccessibles. Les sages poursuivent des buts identiques par des voies différentes ; certains marchent d'un bon pas, d'autres avan­cent avec prudence, tous vont au même endroit. Le sage n'hésite pas à faire quelques entorses à la morale si beaucoup de bien doit en résulter. Car il n'est rien de plus néfaste que de s'accrocher obstinément à un seul principe.

Contre toute compromission.
LES LETTRÉS. - Privé de son fouet, même Tsaofu, le maître cocher, serait incapable de conduire un quadrige. Faute d'occuper une position assez élevée, même Chouen et Yu auraient été dans l'impossibilité de gou­verner. Confucius a dit lui-même : « Las, le phénix ne vient pas, et les insignes sacrés ne sont pas sortis du fleuve, c'est en fait de moi ! » Professer la morale et la vertu sans trouver l'occasion d'en répandre la pratique, c'est comme posséder un char léger et des chevaux rapides qui ne sortent jamais.

Confucius a bien souligné que « si les dénominations ne sont pas cor­rectes, les discours ne sont pas conformes à la réalité, et si ceux-ci ne sont pas conformes à la réalité, les actions entreprises n'atteignent pas leur but ». Mencius a dit : « Si l'on me demandait de résider à la Cour et d'en accepter les mœurs actuelles, je ne consentirais pas pour un empire d'y demeurer un seul jour : » Et il choisit de souffrir de la faim et de vivre dans une ruelle plu­tôt que de se faire violence en se pliant aux mœurs dépravées de l'époque. Le sage préfère braver la mort plutôt que de renier son idéal pour obtenir des honneurs et accepter des compromissions pour un poste à la Cour. Nous professons que l'homme intègre abandonne les affaires publiques quand le gouvernement ne pratique pas une politique conforme à ses principes, non qu'il fasse entorse à la vertu pour se faire accepter.

Confucius s'est compromis.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Si Confucius a dit que « l'honnête homme refuse tout commerce avec ceux qui n'agissent pas conformément au Bien », il n'a pas mis sa maxime en pratique. Les Mémoires sur les bien­séances et les rites proscrivent tout contact entre un homme et une femme puisqu'ils ne peuvent se passer un objet de la main à la main ni échanger leur coupe. Mais lorsque Confucius, dans la principauté de Wei, obtint une audience auprès de la femme du comte de Wei par l'entremise de son favori Tseu-Hsia, s'attirant la mauvaise humeur de son disciple Tseu Lou, ne bafouait-il pas cette règle de la bienséance ? Tseu-Hsia était en effet un fort mauvais sujet ; que le maître se servît de lui n'était déjà pas très conforme à la morale, mais qu'il rendît visite à une dame, voilà qui était franchement choquant ! Les rites et la morale furent en grande partie l'œuvre des confucéens. Or leur saint patron lui-même les a foulés aux pieds pour mendier un poste. Comment avez-vous le front de dire qu'ils se sont désintéressés des affaires ?

Compassion de Confucius.
LES LETTRÉS. - Désordres et troubles dans l'Empire préoccupent le monarque éclairé ; le sage se tourmente en l'absence d'un souverain digne de ce nom. Confucius mena une vie errante par compassion aux douleurs des humbles et désir de mettre un terme à l'anarchie. Il faut courir pour rattraper un fuyard, il faut se mouiller pour sauver quelqu'un qui se noie. Le peuple en ce temps-là était au fond de l'abîme : comment aurait-il pu le secourir sans tremper ses vêtements ?

L'assistant du Grand Secrétaire reste sans réplique.

3 avr. 2012

Mezri Haddad accuse le Qatar de crime contre l'humanité en Libye

« Ce qui s’est passé le 14 janvier 2011 à Tunis, c’est un coup d’état militaire, sous le haut patronage des services américains qui voulaient se débarrasser de Ben Ali pour lui substituer [...] les intégristes. »

Mezri Haddad, ancien ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO, a écrit le livre "La face cachée de la révolution tunisienne", sorti en France chez Apopsix.


Voici deux autres extraits choisis :

(à propos du conflit Libyen)
« J’accuse clairement et publiquement le Qatar d’avoir commis des crimes contre l’humanité en Libye. »

(à propos de la Constituante Tunisienne)
« Cette mascarade a conduit les islamistes au gouvernement, ce qui était illégitime, parce que les élections du 23 octobre, c’était justement pour élire des constituants, qui s’occupent exclusivement de la rédaction d’une nouvelle constitution. Il y a eu un détournement d’électorat pour dire "on nous a élu pour la constituante ET pour gouverner ici et maintenant." »

2 avr. 2012

Le Petit Prince

Il y a des livres dont on ne se lasse pas. En les ouvrant à nouveau, on y puise toujours un enseignement, un éclairage, une émotion pure... "Le Petit Prince" de Saint-Exupéry est de ces livres.


S'il te plaît... apprivoise-moi !

C'est alors qu'apparût le renard :
« Bonjour, dit le renard.
- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
- Je suis là, dit la voix, sous le pommier...
- Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli...
- Je suis un renard, dit le renard.
- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...
- Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.
- Ah ! pardon », fit le petit prince.

Mais, après réflexion, il ajouta :
« Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Tu n'es pas d'ici, dit le renard, que cherches-tu ?
- Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C'est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C'est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
- Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens...".
- Créer des liens ?



- Bien sûr, dit le renard. Tu n'est encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renard. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde...
- Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé...
- C'est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses...
- Oh ! ce n'est pas sur la Terre », dit le petit prince.

Le renard parut très intrigué :
« Sur une autre planète ?
- Oui.
- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?
- Non.
- Ca, c'est intéressant ! Et des poules ?
- Non.
- Rien n'est parfait », soupira le renard.

Mais le renard revint à son idée :
« Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé... »

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince.
« S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire ? dit le petit prince.
- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près... »

Le lendemain revint le petit prince.
« Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m'inquiéterai : je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le cœur... Il faut des rites.
- Qu'est-ce qu'un rite ? dit le petit prince.
- C'est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances. »

Ainsi, le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche :
« Ah ! dit le renard... Je pleurerai.
- C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...
- Bien sûr, dit le renard.
- Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
- Bien sûr, dit le renard.
- Alors tu n'y gagnes rien !
- J'y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé. »

Puis il ajouta :
« Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d'un secret. »


Le petit prince s'en fut revoir les roses :
« Vous n'êtes pas du tout semblable à ma rose, vous n'êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous n'avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n'était qu'un renard semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde. »

Et les roses étaient bien gênées.
« Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu'elle vous ressemble. Mais à elle seule est est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelque fois se taire. Puisque c'est ma rose. »

Et il revint vers le renard :
« Adieu, dit-il...
- Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.
- L'essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
- C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
- C'est le temps que j'ai perdu pour ma rose..., fit le petit prince, afin de se souvenir.
- Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose...
- Je suis responsable de ma rose... », répéta le petit prince, afin de se souvenir.