13 avr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (11)

« Aujourd'hui, vous prétendez prendre aux riches pour aider les plus démunis, mais les riches ne cessent de s'enrichir et les pauvres de s'appauvrir. Vous avez renforcé le code pénal et alourdi les châtiments pour mettre un terme à la délinquance et briser la sédition. Pourtant, on assiste à une recrudescence de la criminalité. »

La leçon continue à la cour de l'Empereur de Chine, en 81 avant J.C. Dans cette partie du débat, il est question d'économie, et les lettrés font référence au principe du Yin et du Yang (ok, commentaire inutile vu le titre du chapitre.... :-)




LE YIN ET LE YANG DE L'ÉCONOMIE


Un budget en équilibre.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Le Grand Secrétaire a repris la politique menée par Tai Gong (l), par le duc Huan (2) et son ministre Kouan Tchong (3). En établissant le monopole sur le sel et le fer, il a augmenté les bénéfices provenant des ressources naturelles et favorisé l'expansion économique. Aujourd'hui, le budget est en équilibre, le peuple a le nécessaire, l'agriculture et l'artisanat sont florissants et toutes les couches de la population connaissent la prospérité. Ces résultats ont été obtenus grâce à la planification de l'économie : ils n'auraient pu l'être simplement par le zèle mis à cultiver et à tisser.

Charité et justice.
LES LETTRÉS. - L'observance des rites et des devoirs sociaux est le fondement des nations ; la soif de pouvoir et la recherche du profit en sont la ruine. « Quels obstacles rencontrera celui qui gouverne un pays avec courtoisie et libéralité ? » demandait Confucius. Maintenant que l'Empire, à nouveau uni, est une grande famille, peut-on désirer y introduire l'appât du gain et y développer le goût du luxe et de l'artifice ? Ayant calculé tous les besoins du budget, en accord avec les princes feudataires, le Grand Secrétaire a fourni à l'État de l'argent par la taxe sur les alcools. Après quoi, Hsien Yang et Gong Ts'in ont encore augmenté les recettes par les monopoles sur le sel et le fer. Il n'empêche que le pays est affaibli et que les villes sont désertées parce qu'on ne peut éduquer le peuple qu'en exerçant la charité et la justice. Parce qu'on ne peut enrichir le pays qu'en consacrant tous ses efforts à l'activité fondamentale : l'agriculture.

Autorité et justice.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Quand il y a des loutres dans l'étang, les poissons s'agitent ; un pays qui tolère une puissante opposition perd ses sujets les plus loyaux. On ne voit pas de prés verdoyants sous le couvert d'une forêt touffue ; le grain vient mal entre les grosses mottes. Pour gouverner un pays, il faut extirper la mauvaise herbe et mater l'agitation des grands. Ce n'est qu'à cette condition que l'on arrivera à une répartition plus équitable des richesses et que l'on procurera à chacun la paix dans son foyer. Le grand instructeur Tchang a promulgué des lois auxquelles tous doivent obéir. II a châtié les séditieux, réprimé les profiteurs. Le fort ne pourra plus molester le faible et les nantis opprimer les démunis. Notre Grand Secrétaire s'est livré à des calculs avec le boulier afin d'établir le budget. S'il a décidé d'instaurer des monopoles sur le sel et le fer, c'est afin de limiter le pouvoir des gros négociants et des riches marchands. S'il a mis des charges et des brevets en vente et monnayé le rachat des peines, c'est afin de prendre aux riches pour aider ceux qui sont dans le besoin et apporter quelque soulagement au peuple à la noire chevelure. Voilà pourquoi, bien que nos armées combattent sur tous les fronts, nous leur assurons le nécessaire sans avoir à accroître les taxes et les impôts. Les questions économiques ne peuvent être comprises que par des hommes compétents et non par la foule.

Le mauvais médecin.
LES LETTRÉS. - Pian Ts'ie, le père de la médecine, diagnostiquait la nature du mal en tâtant simplement le pouls du patient. Quand le souffle yang était surabondant, il le réduisait pour l'harmoniser au souffle yin. Lorsque le souffle yin prédominait, il le réduisait pour l'harmoniser au souffle yang. C'est ainsi qu'en réglant les souffles des veines, il chassait les miasmes. Mais un mauvais médecin ne connaît pas le trajet des veines et des artères ni la différence entre le sang et la lymphe ; il pique de son aiguille à l'aveuglette et ne fait qu'endommager la peau sans agir sur le mal. Aujourd'hui, vous prétendez prendre aux riches pour aider les plus démunis, mais les riches ne cessent de s'enrichir et les pauvres de s'appauvrir. Vous avez renforcé le code pénal et alourdi les châtiments pour mettre un terme à la délinquance et briser la sédition. Pourtant, on assiste à une recrudescence de la criminalité. Faute de connaître les médecines de Pian Ts'ie, vous n'avez pu apporter à la multitude le moindre réconfort.

Le bon économiste.
L'ASSISTANT DU GRAND SECRÉTAIRE. - Lorsque les Tcheou établirent leur dynastie, il y avait environ mille huit cents princes feudataires. Par la suite, le fort a avalé le faible, le gros a mangé le petit, tant et si bien qu'il n'est plus resté que six grands États. Ces six États se livrèrent des combats acharnés pendant plusieurs siècles. À l'intérieur, ils combattaient les seigneuries rivales ; à l'extérieur des frontières, ils luttaient contre les barbares. Aussi leurs armées étaient-elles toujours sur le pied de guerre, et les campagnes se succédaient sans trêve. Mais, tandis que les troupes portaient leurs étendards au-delà des frontières, les greniers et les magasins des principautés demeuraient pleins.

À présent, nous avons à notre disposition les immenses richesses de l'Empire et les tributs versés par les commanderies, qui dépassent en importance les réserves de grains de Ts'i et de Tch'ou ou les entrepôts de Tchao et de Wei. Le montant de nos réserves et des recettes est si élevé qu'il nous permet de faire face à toute éventualité. Mais si l'on demandait au ministre de l'Agriculture et aux autres de se dédier corps et âme au développement des activités agricoles à l'instar de l'illustre Hou Ji, père de l'agriculture, les années qui combattent aux quatre points cardinaux se trouveraient bientôt privées de la garantie d'un approvisionnement régulier, et ce ne serait pas faute de ressources. La manière dont vous utilisez les aiguilles et les cautères pour équilibrer l'excédent et le manque ne nous paraît pas le remède indiqué. Quand Son Excellence le Grand Secrétaire décida de prendre en main les questions économiques et agricoles en tant que surintendant des Grains, ce fut pour stimuler par ses piqûres l'économie en stagnation et instiller le flot vivifiant du profit dans les artères de l'Empire ; c'est ainsi que les marchandises et les biens circulent et s'échangent, et que l'État regorge de biens. Parallèlement, des expéditions ont été envoyées aux quatre coins de l'Empire contre les rebelles et les fauteurs de troubles. Les dépenses logistiques et les gratifications militaires se chiffrent en milliards, mais tous ces frais ont pu être couverts par notre trésorerie. Et c'est une telle efficacité, digne de Pian Ts'ie, que vous voudriez mettre en cause avec le monopole sur le sel et le fer ?

Le centre de l'univers.
LES LETTRÉS. - Les hommes des régions frontalières habitent des montagnes et des vallées où le yin et le yang ne sont pas en harmonie. Le gel craquèle le sol, les rafales de vent soulèvent une poussière de sel, le sable et le gravier s'amoncellent en dunes ; la terre est impropre à toute culture. L'empire du Milieu, situé au centre de l'univers, est le point d'intersection du yin et du yang. Au sud, le Soleil et la Lune y exécutent leurs révolutions tandis qu'au nord scintille l'étoile Polaire. Son territoire compte une infinie variété de climats qui se complètent et produit tout ce dont on peut rêver. Quitter les régions centrales et se lancer dans des aventures lointaines pour arracher de nouvelles portions de terres stériles et glacées équivaut à abandonner les vallées fertiles pour cultiver la lande ou les marécages.

On transporte et convoie à la hâte les grains entreposés dans les greniers et les richesses entassées dans les magasins pour les donner aux frontaliers. Si bien que les provinces centrales sont écrasées sous les impôts et les corvées, tandis que le peuple des marches est harassé par la défense des frontières. Ces malheureux ont beau être courbés sur la charrue, le sol est impropre à la production des céréales. Ils ne peuvent profiter des bien­faits qu'apportent les cultures du chanvre et du mûrier. Aussi dépendent-ils de la soie et de la bourre des provinces du centre pour leur habillement, les peaux et les fourrures n'ayant jamais pu suffire entièrement à couvrir leur nudité. En été, ils ne quittent jamais la fraîcheur de leurs cavernes ; en hiver, ils ne s'aventurent jamais hors de leurs trous. Toute une famille, père, mère et enfants vivent entassés dans une hutte exiguë aux murs de pisé. Le cœur de l'Empire comme les régions frontalières sont maintenant des déserts. Est­-ce là le remède miracle digne de Pian Ts'ie et les bienfaits apportés par les monopoles sur le sel et le fer ?


1. Sage conseiller du roi Wen de la dynastie des Tcheou, qui l'avait rencontré pêchant à la ligne sans appât ni hameçon.

2. L'un des plus puissants princes (appelés hégémons) de la confédération chinoise au VIIème siècle avant Jésus-Christ.

3. Il institua une taxe sur le poisson et le sel au bénéfice des pauvres et des sages.

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