13 févr. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (5)

« Le Livre des odes fustige ceux qui, incapables de rien comprendre à la politique, n'ont que le mot de profit à la bouche. »

Chine, 81 avant J.-C.

Les indignés de l'époque (les lettrés et les sages) sont à la cour de l'empereur pour exprimer leurs doléances. Le dialogue qui s'installe entre les deux parties est captivant, et nous rappelle souvent le décalage actuel entre le peuple et les élites.

Le passage relayé ici concerne précisément le monopole de l'empereur sur le sel et le fer, ressources captées dans les mers et les montagnes. Les sages et les lettrés réclament la suppression de ces monopoles. Voici leurs arguments, et les réponses de la cour, énoncées par le Grand Secrétaire :

À QUI SONT LES RICHESSES DES MONTAGNES ET DES MERS ?

Le monarque et les clans.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Un particulier cadenasse ses trésors dans des coffres, pourquoi un monarque n'en userait-il pas de même avec les ressources des montagnes et des mers ? Les sources du pouvoir et du profit se trouvent enfouies au sein des montagnes ou au fond des lacs. Seules les familles les plus puissantes peuvent les exploiter. Pour reprendre le célèbre aphorisme : « Qu'une famille en ruine cent, que cent familles ruinent les princes et que les princes ruinent l'Empire, voilà ce que le souverain cherche à empêcher. » Si on laisse au peuple la bride sur le cou, si on lève le monopole sur les ressources minières, permettant ainsi à des clans puissants d'édifier des fortunes colossales et de donner libre cours à leur cupidité, des hommes sans foi ni loi risquent de s'associer sous leur direction, pour former des factions. Il deviendra chaque jour plus difficile de contenir les ambitions de ces tyranneaux. Partout surgiront des félons accapareurs.

L'exemple du trône.
LES LETTRÉS. - Un homme du peuple trouve ses richesses dans sa maison ; un prince les trouve dans sa principauté ; et l'empereur les enferme entre les quatre mers. Quand le Fils du Ciel, rendant visite à l'un des princes feudataires, gravit les degrés qui mènent à son palais, le vassal lui remet lui-même les clefs de ses appartements, il tient avec déférence les plaquettes de bambou et reçoit ses ordres pour montrer que le souverain est partout le maître. Voilà pourquoi un monarque ne ressent pas le besoin d'accumuler des réserves et abandonne ses richesses entre les mains de son peuple. Il se garde bien de commercer et veille à développer le sens moral de ses sujets. La clef du pouvoir ne gît pas dans les solitudes des montagnes ou dans les profondeurs marines, elle se trouve à la Cour, elle dépend de celui qui est assis sur le trône.

L'État est un garant.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - La mainmise de l'État sur les richesses naturelles permet d'écarter tout danger de subversion. L'instauration d'un organisme de régulation du marché redonne confiance au peuple. L'unification des poids et des mesures lui permet d'obtenir ce qu'il désire. On peut envoyer au marché un enfant pas plus haut que trois pommes sans craindre qu'on le trompe. Voilà ce qu'aujourd'hui vous mettez en question. Les riches vont accaparer les marchandises et tirer tout le profit pour eux. Ils vont s'emparer des marchés et fixer les prix comme bon leur semble, les faisant monter ou baisser d'un mouvement des lèvres. Les bras croisés, ces gros négociants acquerront un surcroît de pouvoir. Le puissant sera favorisé au détriment du petit et les richesses de l'État tomberont entre les mains de brigands. N'est-ce pas là la cause de ce « qu'une famille en détruit cent autres » ?

L'outil du paysan.
LES LETTRÉS. - Les montagnes et les mers sont la source de toutes les richesses et les instruments aratoires de métal les compagnons fidèles des paysans : grâce à eux, ils livrent des combats victorieux, ouvrant de larges entailles dans les jachères. Quand les champs sont défrichés et labourés, les céréales peuvent mürir. Lorsqu'on ouvre les greniers de l'abondance, le peuple prospère, et quand le peuple prospère, le pays est florissant. Alors les rites se diffusent à travers la nation, et celle-ci agit conformément à la vertu et à la bienséance ; les marchands et les artisans restent honnêtes ; les hommes pleins de simplicité et de droiture préfèrent la coopération à la concurrence. Les hommes des pays de Ts'in, de Tch'ou, de Yan, de T'si, ne sont pas tous de la même vigueur, les terres de ces principautés sont de natures différentes, les unes sont dures, les autres meubles. Aussi la taille et la forme des instruments varient-elles selon les régions et les provinces et selon l'usage qui en est fait. Si l'État, par son monopole, réalise l'unification des instruments de fer, ils perdront de leur efficacité et de leur commodité. Les paysans éprouveront alors des difficultés pour labourer et pour défricher, et si les champs restent en jachère, le peuple connaîtra la pénurie.

Le monopole, antidote des privilèges.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le principe du monopole du fer est très clair : les artisans réquisitionnés par l'État au titre de la corvée sont nourris et vêtus par l'administration en échange des instruments de fer qu'ils fondent pour elle. Ainsi, on peut produire beaucoup sans faire appel au peuple. Toutefois, il se peut que le peuple en ait parfois pâti, soit parce que certains fonctionnaires se sont laissé corrompre, soit parce que les ordonnances n'ont pas été respectées. Ce train de réformes ne visait pas seulement à renflouer les caisses de l'État en centralisant la production du sel et du fer, il tendait aussi à renforcer le secteur fondamental aux dépens des activités annexes, à dissoudre les diques et les coteries, à supprimer le gaspillage et les dépenses somptuaires et à mettre un terme à l'accaparement des richesses. Les ressources naturelles sont les joyaux de l'univers, elles reviennent de droit au Fils du Ciel, mais celui-ci en a généreusement cédé la gestion au ministre de l'Agriculture afin de venir en aide au peuple. Or des aventuriers ont cherché à mettre la main sur ces richesses et à faire fortune en exploitant le menu peuple. Un grand nombre de délibérations ont déjà eu lieu pour y mettre bon ordre. Outils et armes de fer sont des instruments indispensables à l'Empire. On ne peut confier leur fabrication à n'importe qui. Naguère, de grandes familles ont obtenu le droit d'extraire et de fondre le minerai. Elles ont pu, grâce à ces industries, étendre leur domination sur des armées d'ouvriers dont le nombre s'élevait jusqu'à mille. C'était le plus souvent des troupes d'hommes sans feu ni lieu qui, ayant abandonné la terre de leurs ancêtres, avaient cherché refuge auprès de ces potentats. Cachés au plus profond des montagnes ou au milieu de vastes marais, ils se livrent à toutes sortes d'exactions, essayant d'étendre et de renforcer le pouvoir de leurs bandes. Le plus bénin de leurs méfaits est déjà un fléau pour la nation.

Ouvrir plus largement les portes de l'administration aux hommes capables, choisir avec plus de soin les fonctionnaires appelés à de hautes responsabilités, voilà aujourd'hui notre devoir. Ce n'est pas la suppression des monopoles qui rendra la tranquillité au peuple.

Assez du règne des barons !
LES LETTRÉS. - Des mesures telles que les monopoles ne doivent être prises qu'à titre exceptionnel et ne sauraient constituer un modèle de gouvernement. Un prince éclairé dirige son pays et traite son peuple d'une autre manière. Vous devez aider notre souverain à mener à bien sa tâche en pratiquant la bienveillance et en développant le sens moral.

« Hélas ! Quels piètres législateurs, ils ne se règlent pas sur les anciennes coutumes, ils ne prennent pas exemple sur les principes éprouvés ; ils n'écoutent que les avis des hommes bornés. » C'est en ces termes que le Livre des odes fustige ceux qui, incapables de rien comprendre à la politique, n'ont que le mot de profit à la bouche.

Voilà plus de six ans que notre noble souverain est sur le trône et ses ministres ne lui ont encore demandé ni de supprimer les charges qui n'avaient plus de raison d'être, ni de renvoyer le personnel qui prônait une politique de profit pour l'État. Assez du règne des barons ! Le peuple a mis tous ses espoirs dans la personne de Sa Majesté. Celle-ci a montré de manière éclatante sa sagacité en demandant aux lettrés et aux sages des différentes régions de l'Empire de venir par relais de poste dans la Grande Salle d'Audience pour discourir sur la politique. Nous avons exposé très clairement nos vues et nous avons proposé quelques mesures susceptibles d'apporter de grands avantages au pays. Mais les ministres font de longs discours sans arriver à aucune conclusion. Suivre leur avis ne reviendrait-il pas à lâcher la proie pour l'ombre ?

Assez de discours !
LE GRAND SECRÉTAIRE. - L'oisillon au creux du nid ne peut connaître l'étendue de l'univers, ni la grenouille au fond de son puits l'immensité des océans. Un couple de manants n'a aucune idée de la gestion des affaires de l'État et un marchand ambulant n'imagine même pas le montant de la fortune du milliardaire Kidun.

L'empereur précédent, ayant mûrement soupesé la puissance militaire des barbares, en avait conclu que leurs armées étaient faibles, qu'il serait facile d'en venir à bout, et qu'on pouvait remporter un grand succès à peu de frais. Il profita d'un retournement d'alliances pour fondre sur eux et annexa de vastes territoires, depuis le littoral jusqu'aux montagnes à l'intérieur des terres. Au nord, il envahit les contrées situées à l'ouest du bassin du fleuve Jaune, s'enfonça profondément en pays ennemi et se tailla un passage en territoire Bun. Toutefois, sa tâche n'est pas encore achevée. Il faut la poursuivre. Celui qui nourrit de grands desseins ne s'embarrasse pas de détails et les meneurs d'hommes méprisent les atermoiements du vulgaire. Nous, les responsables du gouvernement, nous nous posons en continuateurs de l'œuvre accomplie par le précédent empereur. Fermement résolus à briser la rébellion des Huns et à capturer leur chef, nous n'avons pas de temps à perdre en discussions oiseuses, nous avons mieux à faire que de prêter l'oreille aux creux discours de confucéens rancis.

Cessez vos guerres.
LES LETTRÉS. - Les oisillons qui quittent leur nid risquent fort d'être happés par l'aigle ou l'épervier, et la grenouille en sautant hors de son trou d'être dévorée par les serpents et les rats. Des périls encore plus grands ne guettent-ils pas ceux qui, planant à des milliers de pieds, croient pouvoir s'ébattre orgueilleusement à travers l'univers ? Les rois Wen et Wu, après avoir reçu le mandat céleste, châtièrent des tyrans sanguinaires et rendirent la paix aux seigneurs, mais nous n'avons jamais entendu dire qu'ils cherchèrent à régner sur l'Empire pour réduire en esclavage quelques tribus barbares. Vos guerres incessantes lassent le peuple et vos campagnes prolongées sapent le moral des troupes. Voilà ce dont souffre le pays à l'heure actuelle, et voilà ce que déplorent les lettrés rancis.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire