10 mars 2010

Dispute sur le Sel et le Fer (Intro)

Le texte que je reproduis ici n'est pas de moi, l'original est en chinois et a été traduis par Delphine Baudry-Weulersse, Jean Levi et Pierre Baudry.

L'introduction à ce texte que je vous propose est tiré de la préface de Georges Walter.



Un prodigieux document sur l'art de gouverner

Porté au rang des classiques chinois, le texte que nous vous présentons n'est autre que la transcription des répliques échangées en 81 avant Jésus-Christ au cours d'une espèce de Conseil des ministres. Avec cette différence qu'aux membres du gouvernement fait face un groupe d'opposants, que ces perturbateurs, venus de toute la Chine, ont été invités à dire leur façon de penser et qu'ils le feront en égaux, avec autant de précision que de pompe et sans le moindre ménagement.

C'est en vertu d'une tradition déjà bien établie que, cette année-là, le jeune empereur Tchao, successeur du plus grand souverain de la dynastie des Han, l'empereur Wou, vient de convoquer dans son palais un groupe de soixante notables comprenant des lettrés et des sages afin que, face aux ministres, ils suscitent un débat contradictoire sur les affaires de l'Empire. Le monopole du sel et du fer, décrété quarante ans plus tôt comme moyen de renflouer le trésor épuisé par la guerre contre les Huns et quelques autres barbares, sera le point de départ de la discussion ou, comme nous le dirions, la question à l'ordre du jour. L’occasion, en vérité, d'une controverse générale dont les couteaux sont aiguisés de part et d'autre.

On parle ici deux langages apparemment inconciliables. Du côté du gouvernement, celui de l'École des lois, avec des hommes pour qui les nécessités de la guerre, les besoins du trésor et les mécanismes du profit n'ont que faire des considérations morales et des maximes de sagesse antique brandies par leurs censeurs. Auprès du Premier ministre, présent mais muet, le Grand Secrétaire, Sang Hongyang, blanchi sous le harnais de l'État et fervent zélateur des théories légistes, sera leur fougueux porte-parole. De l'autre côté, où l'on tient le langage de Confucius, voici des lettrés qui doivent leurs titres à leur connaissance des rites et des livres, sanctionnée par des examens, et des sages désignés par la renommée de leur vertu. Au total, soixante confucéens de choc, intraitables sur des principes longtemps combattus mais sur le point de triompher. L'affrontement se déroule à Chan¬g'an, dans la cité impériale, au centre de la grande salle d'audience du palais de l'Ouest, dans un décor de jade, de corail et de guirlandes.
Pendant tout ce temps, assis à l'écart, un lettré attentif et muet trempe dans un encrier son pinceau et couvre de notes des lattes de bambou. Vingt ans après, le confucéen Heng Kouan rédigera le dialogue sur dix liasses de bambou et le divisera en soixante chapitres, ajoutant, à la manière du Journal officiel, de discrètes indications scéniques.

C'est miracle que la « dispute orageuse », qui a traversé près de vingt siècles, restitue, avec sa tension théâtrale et son rythme de joute rituelle, l'intonation même des acteurs et jusqu'à leurs haussements de sourcils. Mais il ne lui suffit pas d'éclairer la Chine de son temps comme celle d'aujourd'hui. Force nous est de constater que son propos est plus actuel qu'exotique, plus moderne que vénérable et, somme toute, aussi français que chinois. Que les Chinois discutaient, en 81 avant Jésus-Christ, du prix des mandarines et de la pénurie de logements ; qu'ils se demandaient si les inconvénients du progrès ne font pas payer trop cher ses avantages ; que les ministres se plaignaient de leurs frais de représentation; que nos politiciens occidentaux n'utilisent pas moins allègrement que leurs devanciers célestes les deux grands ingrédients du discours politique, à savoir le bon sens et la mauvaise foi.

Si le Yantie lun n'était qu'un exposé des théories légistes et confucéennes ou, comme on l'a dit, un affrontement entre modernistes et réformistes ou encore entre gestionnaires et idéologues, s'il ne nous parlait que de la gabelle et de la nationalisation des mines de fer, sa lecture, du moins pour le grand nombre, serait passablement rébarbative. Or ce texte, qui charrie l'amoncellement de la vie, qui en répand les couleurs et même les odeurs, ne tire pas sa fraîcheur singulière de ses fleurs de rhétorique mais de la violence de sa réalité.

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