23 mars 2010

Dispute sur le Sel et le Fer (3)



LE TRAVAIL
ET LE SAVOIR-FAIRE


La fortune des villes.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Si les villes de Zhuo dans la principauté de Yan, Handan à Zhao, Wen à Wei, Ying à Han et Linzi à Ts'i, les cités de Wan et les deux Tchao à Sanchuan sont les plus opulentes et les plus renommées des capitales provinciales de l'Empire, ce n'est pas que leurs alentours soient particulièrement bien mis en valeur, mais c'est qu'elles sont situées à la croisée des chemins, et commandent les routes qui relient les grandes métropoles. La population s'accroît là où abondent les richesses, les familles prospèrent là où se trouvent les marchés. La richesse ne dépend pas du travail, mais du savoir-faire. La fortune d'une ville tient plus à sa position géographique qu'à son ardeur aux travaux agricoles.

L'épargne et le travail.
LES LETTRÉS. - Tchao et Tchongshan, situées au cœur du bassin du fleuve Jaune, sont au centre du réseau routier et commandent tous les axes de communication de l'Empire. Les marchands s'y croisent dans les avenues et les princes feudataires s'y rencontrent dans les venelles. Mais les habitants ne s'intéressent qu'aux futilités. Ils sont fastueux et n'ont cure des activités essentielles, si bien que les champs sont à l'abandon. Les hommes et les femmes sont frivoles et coquets ; ils n'ont même pas un panier de grains de réserve, mais n'en continuent pas moins à s'égosiller et à gratter de la guitare dans leur logis. C'est pourquoi il y a tant de pauvres et si peu de riches à Tch'ou et à Tchao. Par contre, dans les pays de Song, Wei, Han et Liang, où l'on sait l'importance des activités fondamentales et où l'on s'adonne à l'agriculture, il n'est pas, même dans le menu peuple, de famille qui ne soit prospère ni d'homme qui n'ait le nécessaire.

L’économie, et non la situation géographique, procure le bien-être. L’épargne et le travail sont dispensateurs de richesses, et non des officiers ou des instructeurs chargés de surveiller les paysans.

L'univers fait circuler les biens.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - D'après la théorie des Cinq Éléments, le bois est l'élément de l'est, mais on trouve des monts riches en cuivre à Dan Zhang. Au sud correspond le feu, mais dans le pays des Vietnamiens coulent des rivières larges comme des océans. A l'ouest correspond le métal, toutefois c'est dans les provinces de Shu et de Long que poussent les forêts qui fournissent le bois de construction le plus réputé. Au nord correspond l'eau, et pourtant à Youdu s'étendent des déserts de sable. C'est ainsi que l'univers lui-même corrige les excès dans l'un et l'autre sens en répartissant et en faisant circuler les biens.

De nos jours, les bambous sont si touffus clans les régions de Wu et de Yue et les forêts si vastes à Sui et à Tang que leur exploitation dépasse largement les besoins locaux. Par contre, à Cao, à Wei, à Liang et à Song, on en est réduit à laisser les morts sans cercueils. Les poissons du fleuve Bleu et des grands lacs, les poissons-globes des régions de Lai et de Huang sont si nombreux qu'ils excèdent de loin la consommation de ces provinces, tandis qu'à Zou, à Lou, à Zhou et à Han, on ne mange que des légumes. Si le peuple est démuni quand les ressources de l'univers sont inépuisables et quand les monts et les mers recèlent d'immenses trésors, c'est la mauvaise répartition des richesses et leur circulation défectueuse qu'il faut incriminer.

Le tournis des produits exotiques.
LES LETTRÉS. - Jadis, les poutres des habitations étaient mal équarries, les toits étaient de chaume non taillé. On portait des habits de toile grossière et on mangeait dans des écuelles de terre. On fondait le métal pour forger des houes et on pétrissait la terre pour modeler des récipients. Les artisans ne s'essayaient pas à fabriquer des objets artistiques ou ingénieux. On n'appréciait pas les choses qui ne servaient à rien. Chacun se contentait de son chez-soi et des mœurs les plus simples. On trouvait succulente sa nourriture et commodes ses ustensiles. On n'éprouvait nul besoin d'échanger des produits exotiques ni d'acheter des jades de Kunshan.

De nos jours, les mœurs se sont déréglées, nos contemporains rivalisent de luxe et de dissipation. Les femmes tissent des toiles arachnéennes et les artisans sont d'une habileté diabolique. On n'apprécie plus que ce qui est délicat et contourné, on a la rage de sculpter les matériaux bruts ; on éventre les montagnes pour extraire des métaux précieux ; on plonge dans des gouffres sans fond pour dérober les perles ; on creuse des fosses pour prendre aux rhinocéros leurs cornes, aux éléphants leur ivoire ; on tend des filets pour arracher leurs plumes aux martins-pêcheurs. Les produits achetés aux sauvages étourdissent la Chine. Les richesses de Gong et de Zuo sont acheminées jusqu'à la côte est et on échange des marchandises à des milliers de kilomètres. Bref, on perd son temps et sa peine en de vains trafics. Aussi les hommes et les femmes du peuple n'ont-ils plus le cœur à l'ouvrage et les biens de première nécessité, nourriture et vêtements, viennent-ils à manquer. Un monarque avisé interdit les bénéfices excessifs, il restreint les dépenses somptuaires, de sorte que ses sujets retournent aux activités productives. Alors, les vivants ont de quoi vivre et les morts peuvent reposer dans des cercueils.

Nécessité du profit.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Jadis, il y avait une stricte réglementation de la taille des palais et de la somptuosité des parures et des équipages. Mais les textes sont muets sur les toits de chaume ou la décoration des poutres. Certes, le sage évite le luxe excessif, mais il stigmatise la parcimonie car elle conduit à l'étroitesse d'esprit. Jadis, Sun-shu Ao exerçait la charge de Premier ministre de Tch'ou. Sa femme ne portait pas de vêtements de soie et ses chevaux ne mangeaient pas d'avoine. Confucius exprima sa réprobation en ces termes : « Sa conduite n'est pas correcte, tant de parcimonie fait peser une trop lourde contrainte sur les inférieurs. » Le poème du Criquet dénonce les mêmes erreurs. Le Kouan-tseu a dit : « Que faire du bois de construction si les palais ne sont pas ouvragés ? Quadrupèdes et oiseaux pulluleront si les cuisines ne regorgent pas de nourriture. » L'agriculture n'a plus de raison d'être sans la recherche du profit ; et sans robes d'apparat richement brodées, les tisserandes se trouveraient au chômage. Les artisans, négociants, charpentiers et ingénieurs répondent aux besoins de l'État et pourvoient la nation en ustensiles et machines qui lui sont nécessaires. Ils existent depuis toujours et continueront à exister. Confucius dit : « Les artisans demeurent au marché afin de bien faire leur métier. » Marchands et paysans échangent mutuellement leurs produits pour le plus grand bénéfice de l'agriculture et de l'artisanat. Ainsi, les marchandises circulent entre les habitants des montagnes, des marais, des jungles et des déserts afin que les biens soient répartis équitablement. Ceux qui possèdent en abondance un produit ne sont plus les seuls à en bénéficier et ceux qui en manquent n'en pâtissent plus. Si chacun vivait en autarcie, replié sur lui-même, on ne vendrait ni oranges ni mandarines, on n'exploiterait pas le sel de Juyan, on ne verrait sur les marchés ni bannières de laine ni tapis de feutre et les richesses forestières de Wu et de Tang seraient perdues.

Des logements plutôt que des tapis.
LES LETTRÉS. - Mencius a dit: « Si les travaux des champs sont accomplis à leur heure, on récoltera plus de grain qu'on n'en peut consommer ; si le chanvre est cultivé et le ver à soie élevé conformément aux saisons, on tissera plus de toile qu'il n'en faut pour se vêtir ; que sur les montagnes et dans les vallées la hache ne touche pas aux arbres en dehors des époques prescrites, on aura plus de bois qu'on n'en pourra employer ; qu'il soit interdit de chasser et de pêcher en dehors de la période convenable, on aura plus de gibier et de poissons qu'on n'en peut manger. »

Certes, quand on décore maisons et palais avec un luxe effréné, quand on élève des pavillons à étage et des belvédères, quand les charpentiers équarrissent des troncs d'arbres pour qu'on en tire des objets minuscules, sculptant là des nuages, ici des montagnes, il n'est pas surprenant que le bois manque ! On quitte la terre pour s'adonner à des arts futiles. On ne fabrique plus que des objets baroques et chantournés. On grave, on incruste, on reproduit des figures animales ; il semble que l'on se soit fixé pour tâche d'épuiser toutes les formes possibles de la création. Et on s'étonne que le blé manque ! Quand les femmes déploient des prodiges d'habileté pour broder des étoffes d'une infinie délicatesse, il est naturel que la soie vienne à faire défaut. Quand les cuisiniers font fricasser des femelles encore pleines et se livrent à des préparations savantes, combinant toutes les saveurs possibles, il est naturel que la viande et le poisson deviennent rares. Nous ne devons pas déplorer à notre époque, que le nombre des animaux ne cesse de croître ou que les forêts soient sous-exploitées, mais plutôt que l'extravagance et la dissipation ne connaissent plus de frein. Ce n'est pas tant la pénurie d'oranges ou de tapis qui est à craindre, mais plutôt le manque de nourriture et de logements décents.

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