16 mars 2010

Dispute sur le Sel et le Fer (2)




LES BIENS DE LA TERRE
ET LES MIRAGES DU PROFIT


Le souverain prévoit la pénurie.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Un sage monarque a la haute main sur toutes les ressources naturelles de son pays, il tient fermement la balance du commerce et veille à ce que chaque chose soit faite en son temps. Il contrôle son peuple en gérant l'économie. Dans les années de bonnes récoltes, il stocke en prévision des disettes. Dans les années de vaches maigres, libérant marchandises et monnaies, il écoule les surplus afin de lutter contre la pénurie. Quand l’empereur Yu affronta les inondations et l'empereur Tang la sécheresse, leurs sujets, réduits à la dernière extrémité, s'entraidaient pour ne pas périr de froid et de faim. Alors Yu et Tang fondirent de la monnaie, l'un avec le métal du mont Li, l'autre avec le cuivre du mont Zhuang et secoururent la multitude. L’Empire loua leur bonté.

Naguère, la crise financière empêcha de payer leur solde à nos troupes, tandis que, des inondations ayant ravagé les régions orientales, les provinces de Ts'i et de Tchao connurent une terrible famine. Mais les réserves accumulées dans les magasins impériaux par le système de régulation des prix permirent à la fois de payer les soldats et de venir en aide aux habitants des zones sinistrées. Les biens collectés par le système de régulation des prix et les richesses amassées dans les magasins d'État ne doivent pas entrer dans le circuit commercial ni répondre à des dépenses strictement militaires ; ils permettent, tout au contraire, d'aider ceux qui sont dans le besoin et de lutter contre les calamités naturelles.

L’agriculture, seule priorité.
LES LETTRÉS. - La vérité, c'est que sous le règne des sages souverains le peuple s'adonnait corps et âme aux travaux agricoles sans rechigner à l'ouvrage. En trois ans de labours, les excédents égalaient la récolte d'une année ; au bout de neuf ans, celle de trois. C'est ainsi que les souverains Yu et Tang se prémunirent contre l'inondation et la sécheresse et assurèrent la sécurité de leurs sujets.

Vous aurez beau monopoliser toutes les ressources du globe et inventer cent manières de tirer du profit : faute de défricher les terres incultes et de cultiver correctement les champs, on ne pourra jamais assurer la subsistance du peuple. C'est pourquoi, dans l'Antiquité, on mettait toute son ardeur dans les activités fondamentales, et les plantations prospéraient. Les paysans, courbés sur leur charrue, avaient nourriture et vêtements en suffisance si bien qu'on pouvait supporter sans trop de dommage plusieurs mauvaises récoltes consécutives. Quand labour et semailles, tâches essentielles, ainsi que vêtement et nourriture, biens de première nécessité, sont assurés ensemble, alors le pays est prospère et son peuple heureux. Ou, comme le dit le Livre des odes : « Les cent maisons seront pleines, femmes et enfants seront dans la joie. »

Autres moyens de l'abondance.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - On ne dirige pas une famille selon un seul principe, on n'enrichit pas un pays par un seul moyen. Si l'agriculture seule permettait aux hommes de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, l'empereur Chouen n'aurait pas été potier ni le ministre Yi Yin (Ministre exemplaire de l'empereur Tang maître queux. Celui qui est expert dans l'art de gouverner ne lâche pas l'essentiel pour l'accessoire ni la réalité pour l'illusion.

Les richesses naturelles de notre pays, les trésors obtenus par le système de la régulation des prix servent à contrôler l'économie et à tenir les princes feudataires sous notre coupe. L'or des rivières Ru et Han, les tissages et les soieries sont des trésors qui appâtent les pays étrangers et nous rendent maîtres de nos voisins, les Huns et les Tibétains. Nous grignotons les richesses de nos ennemis en échangeant avec eux une pièce de soie chinoise contre des marchandises qui valent des monceaux d'or. Mules, ânes et chameaux franchissent les passes en longues caravanes, alezans et chevaux pommelés viennent remplir nos haras ; marmottes, zibelines, renards, blaireaux, couvertures bariolées et tapis chamarrés s'entassent dans les magasins impériaux ; jades précieux, coraux, cristaux font maintenant partie de nos trésors. Les richesses des pays étrangers affluent chez nous, l'importation des marchandises étrangères nous procure l'abondance, et le peuple ne manque de rien puisque les bénéfices ne s'enfuient pas à l'étranger. Pour parler comme le Livre des odes : « Les cent maisons sont pleines, femmes et enfants sont dans la joie. »

Coûteuses babioles.
LES LETTRÉS. - Jadis, les marchands faisaient circuler les marchandises sans arrière-pensées et les artisans fixaient leurs prix sans chercher à tromper personne. Le gentilhomme pouvait se livrer de la même façon aux travaux des champs ou à la chasse et à la pêche.

Mais le commerce développe la duperie et l'artisanat, l'artifice. Ainsi naissent des ambitions démesurées et disparaît la vergogne. Les hommes peu scrupuleux deviennent franchement malhonnêtes et les hommes intègres peu scrupuleux. Le sage Yi Yin se réfugia à Hao quand le tyran Kie commença à remplir son palais de femmes et de musiciennes parées comme des châsses. Femmes et musiciennes conduisirent le tyran Kie à sa perte. Tout compte fait, les mules et les ânes sont moins utiles que les bœufs et les chevaux ; les zibelines, les étendards et les tapis moins précieux que la soie. Le corail et le jade sont extraits du mont Kun ; les perles, les cornes de rhinocéros, l'ivoire viennent de Guilin. Ces contrées sont à des milliers de milles de chez nous. Si on calcule le coût nécessaire pour produire de la soie ou des céréales et qu'on le compare avec les dépenses en matériel et en capital pour ces marchandises venues de l'étranger, une seule de ces babioles revient cent fois plus cher, et on paie plusieurs milliers de boisseaux de grain pour une poignée de ces produits.

Quand les grands aiment les curiosités, le goût pour les vêtements extravagants et dispendieux se propage dans le peuple. On s'entiche d'objets exotiques, et les richesses nationales vont remplir les coffres des pays étrangers. Un prince n'attache pas de valeur au luxe inutile, et son peuple est économe ; il n'aime pas les objets exotiques ou étrangers, et son pays est prospère. La seule méthode de gouvernement consiste à user de ses biens avec parcimonie, à développer les activités fondamentales et à répartir les terres suivant le vieux système du champ communal.

Tirer parti d'autrui.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Si vous quittez la capitale pour voyager par monts et par vaux dans toutes les directions, à travers les commanderies et les principautés, vous ne trouverez pas une seule grande et belle ville qui ne soit percée de part en part de larges avenues, qui ne grouille de marchands et de négociants et qui ne regorge de toutes sortes de produits. Les sages savent mettre à profit les saisons, et les hommes habiles exploiter les richesses naturelles. L’homme supérieur sait tirer parti d'autrui ; l'homme médiocre ne sait se servir que de lui-même. Les marchands de Yuan, de Zhou, de Ts'i, de Lou qui circulent dans tout l'Empire ont réussi à amasser des dizaines de milliers d'écus en trafiquant. Comment l'agriculture suffirait-elle à enrichir le pays, et pourquoi le système du champ communal aurait-il, à lui seul, le privilège de procurer au peuple ce dont il a besoin ?

La spéculation et le chaos.
LES LETTRÉS. - Quand « les eaux débordées montèrent à l'assaut du ciel », Yu le Grand exécuta d'immenses travaux. Quand le fleuve Jaune sortit de son lit, la construction de la digue de Hsuanfang évita le désastre. Dans un monde en proie au chaos, on ne pense plus qu'à bâtir des fortunes par la spéculation. Sous le gouvernement parfait de la haute Antiquité, le peuple était simple, il s'adonnait à l'agriculture et vivait heureux avec des désirs modestes. En ces temps-là, les passants étaient rares sur les chemins et l'herbe croissait sur les places des marchés. Celui qui ne labourait pas ne pouvait pas remplir son estomac, celui qui ne tissait pas avec courage n'avait rien à se mettre sur le dos. Et malgré les désirs de la multitude, l'art des commerçants ou des artisans de Tao ou de Yuan ne pouvait s'exercer. De mémoire d'homme, on n'a jamais reçu sans avoir donné ni jamais connu le succès sans avoir payé de sa personne.

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