Nous avons souhaité interviewer l’intellectuel et écrivain belge Jean Bricmont suite à son intervention à l’UNESCO le 14 juin 21012.
Il revient ainsi sur la notion fallacieuse de « guerre humanitaire », et dénonce un conditionnement idéologique provenant des médias de masse, qui visent selon lui à rendre acceptable aux yeux de l’opinion publique une intervention militaire en Syrie. Enfin, il revient sur l’affaire Piccinin, pour laquelle il a été calomnié jusque dans les colonnes du journal Le Monde.
Voici la retranscription de l’interview :
Cercle des Volontaires : Jean Bricmont, bonjour, vous venez d’intervenir à l’UNESCO en dénonçant les interventions humanitaires. Aujourd’hui, la France et certains pays de l’OTAN ont des intentions belliqueuses en Syrie, et justifient cela par une possible guerre humanitaire. Donc est-que vous pouvez informer les français sur cette notion, et pourquoi ils doivent s’en méfier ?
Jean Bricmont : Si on regarde l’Histoire, on voit que toutes les guerres sont toujours justifiées par des mobiles altruistes : vous avez le christianisme, la mission civilisatrice, le « fardeau de l’homme blanc »… Hitler, par exemple, c’était la défense contre le bolchévisme. Et après la guerre, c’était la lutte contre le communisme, puis la lutte contre la terreur, etc.
Mais en France, aujourd’hui, c’est
principalement la guerre pour les droits de l’homme, l’ingérence
humanitaire. J’en ai développé ici toute une critique : imaginons que la
Russie s’autorise une ingérence humanitaire en Syrie, ou au Barhein par
exemple. S’ils faisaient cela, je pense que nous aboutirions rapidement
à une guerre mondiale. Ce ne serait pas accepté par les puissances
occidentales que des pays puissants militairement, ceux qui
techniquement pourraient le faire, s’ingèrent dans les pays du
moyen-orient comme nous essayons de le faire.
Et donc, la paix mondiale – qui n’est
pas une plaisanterie, parce qu’une guerre mondiale provoquerait la mort
de dizaines de millions de personnes, ce serait autre chose que ce dont
on nous parle en Syrie -, la paix mondiale dépend d’un ordre
international qui a été construit après la deuxième guerre mondiale, et
qui est basé sur le respect de la souveraineté nationale de chaque pays,
pour éviter justement ce qui avait été fait avant la guerre et qui
avait mené à la deuxième guerre mondiale, à savoir l’ingérence de
l’Allemagne dans les affaires de la Tchécoslovaquie, puis de la Pologne,
au nom, après tout, de la défense des minorités, ce qui est le genre de
prétexte que nous avons utilisé au Kosovo, ou avec les Kurdes en Irak,
etc.
Et donc, on a toujours cette politique
des grandes puissances, qui invoquent toujours des mobiles nobles, mais
qui d’une certaine façon, risque de nous mener dans une guerre sérieuse,
et qui est en tout cas une violation totale de l’ordre international
tel qu’il a été établi après la guerre, ordre qui pour moi était un
progrès fondamental.
Alors, j’aurais toute sortes d’arguments
à développer. Je pense que le monde irait beaucoup mieux si, au lieu de
dépenser leurs ressources en armement, en surveillance, en drones, en
missiles, les états occidentaux choisissaient une politique de paix. Un
politique de paix, ce serait une politique de coopération, de dialogue
avec les autres pays, y compris la Russie, la Chine, l’Iran, la Syrie
évidemment. Cette politique est impossible aujourd’hui, même si un
responsable politique voulait la mener. Par exemple, je ne sais pas ce
que pense François Hollande en son for intérieur ; probablement
s’adapte-t-il aux circonstances. Mais même s’il pensait qu’il faudrait
une autre politique, ce serait impossible à cause des médias en France.
Il y a un tel bombardement médiatique !
Et pour Obama, c’est pareil. Je suis
convaincu qu’Obama est tiède par rapport à cette politique, et
certainement tiède par rapport à la politique de Netanyahou, par
exemple, mais il ne peut rien faire, parce qu’il aurait les médias et le
Congrès sur le dos. En France, madame Aubry, hier, s’est vantée de ce
que la France était redevenue une puissance sur la scène internationale
parce qu’elle avait dit à Assad de s’en aller, et à Poutine de cesser
d’empêcher la soi-disant communauté internationale (qui ne représente
évidemment pas le monde dans son entier, puisque la Chine, la Russie
n’en font pas partie) d’obliger Assad à partir.
Alors, c’est quand-même extraordinaire !
En plus, lorsque l’on réfléchit au rapport de force, à la crise dans
laquelle se trouve l’Europe, et la France elle-même, c’est un peu la
grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf, et qui va dire à
Poutine ce qu’il doit faire, alors que Poutine a l’alliance de la Chine,
il représente le mouvement des non-alignés dans cette affaire, il est
allié à l’Iran…
Pour qui se prennent-ils ? C’est
sur-réaliste ! Il y a des gens qui voient dans l’idéologie des Droits
de l’Homme un prétexte pour la guerre, mais moi j’ai tendance à y voir
une cause de la guerre, une cause qui devient sui generis, parce qu’elle
entraine l’occident dans une espèce de folie qui lui donne une illusion
de grandeur qu’il n’a plus, qu’il a perdu depuis la décolonisation,
avec la montée en force des puissances émergentes, et on va vers une
espèce de folie. Je ne sais pas si on va bombarder directement la Syrie,
je ne sais pas s’ils oseront le faire, mais on va armer les rebelles en
Syrie de façon à créer le chaos dans ce pays pour une durée
indéterminée. Je ne sais pas comment cela va se terminer…
C.d.V : Votre réaction à la discrimination des voix discordantes dont Michel Collon et vous-même, par exemple, avez été victimes, jusque dans les colonnes du Monde ?
J. B. : Dans les colonnes du Monde, ils ont interviewé Pierre Piccinin, chercheur belge qui a été en Syrie plusieurs fois, et qui avait fait des reportages jugés « pro-Assad ». Personnellement, je ne pense pas qu’ils fussent « pro-Assad », mais ils tendaient à minimiser la force de la contestation, ils parlaient de mensonges de la presse occidentale, qu’il démontrait d’ailleurs, puisqu’il démontrait que des attaques contre, je crois, un bureau du Baas avait été inventé par la presse.
Lors de son troisième séjour en Syrie,
il a été arrêté, malmené, il a vu des tortures, ce qui l’a fait virer
de bord. Il est devenu un apologiste de l’intervention militaire. S’il
change d’avis sur Assad, ça, ça ne me dérange pas. Moi, ma position
contre l’ingérence est basée sur une tonne d’arguments qui n’ont rien à
voir le régime de Assad, donc je ne trouve même pas nécessaire d’avoir
un débat sur ce régime. Mais lui a changé d’avis à cause de ça.
Évidemment, il faut dire qu’il a été un peu téméraire d’aller dans un
pays en guerre civile, ou en guerre étrangère si elle n’est pas civile,
et croire qu’il allait faire le tour de tous les mouvements de rébellion
sans avoir d’ennuis avec la police, mais bon…
Toujours est-il que dans l’interview du
Monde, ils se moquent de lui, en disant qu’il a été naïf, ils le
comparent à Tintin ; ils disent que maintenant, il s’est converti, qu’il
a vu la lumière du jour. Dans la foulée, ils font un articulet sur ses
« amis » qui sont Michel Collon, moi-même, et par association
diffamatoire, Alain Soral, Dieudonné, Robert Faurisson, et Thierry
Meyssan.
Et donc on a le réseau pro-Assad en
France : un français vivant à l’étranger (Meyssan), Soral et Dieudonné,
et deux belges (Collon et moi-même)… et Faurisson, qui n’a pourtant rien
à voir dans cette histoire, mais qui est mis simplement pour
discréditer tout le monde. Et donc, ils font un article sur les réseaux
« pro-Assad » en France qui est assez sur-réaliste. Ce sont ces façons
de présenter les choses qui font qu’aucun débat n’est possible ! Moi,
par exemple, je ne suis jamais allé en Syrie, je n’ai même jamais rien
écrit sur la Syrie ! Je ne sais pas ce que ça veut dire, être dans les
réseaux « pro-Assad »… Mes positions ont toujours été contre la
politique d’ingérence globalement. La politique de non-ingérence, elle
s’applique à Cuba, au Venezuela, à la Chine, à la Russie, à l’Iran, à la
Palestine, l’Afrique du Sud, le Chili… Il n’est pas question de la
Syrie en particulier. La Syrie pourrait ne pas être en crise, et tout ce
que je dis serait inchangé à la virgule près.
Et donc, nous mettre dans les réseaux
« pro-Assad »… Et en plus, le raisonnement est remarquable, parce que le
raisonnement, c’est de dire que je soutiens la liberté d’expression en
général, donc en particulier pour Faurisson, mais aussi à vrai dire pour
les filles qui veulent mettre un voile, pour toute sorte d’autres
personnes dont j’estime que la liberté d’expression est réprimée. Et
quand je fais cela, on me dit : « Ah ! Il défend la liberté d’expression
de Faurisson ». Or Dieudonné et Soral seraient les bienvenus en Syrie
parce qu’ils sont proches de Faurisson. Je ne sais pas où ils ont été
cherché ça, je ne vois même pas le lien, là. Et donc moi je serais dans
les réseaux « pro-Assad » suite à ce « raisonnement ».
Mais en réalité, bien sur, ni Dieudonné,
ni Soral, ni évidemment Faurisson qui est tout-à-fait en dehors de ça,
ni Michel Collon, ni moi-même ne sommes dans des réseaux « pro-Assad ».
D’ailleurs, il n’y a pas de réseau « pro-Assad » en France. On dénonce
une crainte imaginaire, c’est un peu comme la guerre contre la terreur,
on a l’impression, comme ça, qu’il y a une nébuleuse
rouge-brune-verte-jaune-je-sais-pas-quoi, qui est là, qui rôde partout,
qui va violer votre petite fille… Mais en réalité, il n’y a rien. Mais
du coup, il n’y a pas de voix dissidente.
A l’étranger, par exemple, Brzezinski et
Kissinger, qui ne sont pas exactement des petits gauchistes, et qui ne
sont pas exactement sur ma ligne politique, ont lancé des appels contre
la guerre en Syrie. Le Frankfuerter Allgemeine Zeitung
a fait un article sur le massacre de Houla, en disant que ce n’était
pas si simple, que ce n’était probablement pas le gouvernement. Donc il y
a des voix en dehors de France dans les médias main-stream, des gens
même de droite, qui s’opposent à l’intervention armée. Mais en France,
le débat est impossible. Le débat est rendu impossible, parce qu’on
prend quelques personnes marginales, et on dit « Oulala, il y a des
réseaux pro-Assad. Donc surtout, ne touchez pas à ces gens-là ». Et à
fortiori, si devaient s’exprimer, je ne sais pas, quelque intellectuel
ou homme politique français qui aurait une vue différente sur le
moyen-orient, il serait tué d’office, parce qu’on lui montre ce qui va
lui arriver, il va être mis dans les réseaux « pro-Assad », comme
Collon, comme Bricmont, etc.
Et donc, si nous pouvons être mis à la
poubelle de la sorte, forcément, personne ne veut être associé à nous,
et être mis dans le même sac. Le système français, honnêtement… Je suis
désolé de le dire parce que j’aime bien la France, j’aime bien la
laïcité à la française en principe, mais je n’aime pas le caractère
totalitaire d’une bonne partie de votre presse.
C.d.V. : Durant votre intervention à l’UNESCO, vous avez mentionné le dernier film de Bernard-Henri Levy. Est-ce que vous pourriez développer ce point ?
J. B. : En fait, j’ai pensé à lui parce que j’ai voulu faire une plaisanterie, en disant qu’il était à la fois Cinéaste, Guerrier en Chambre, et Philosophe. En fait, je dois dire que ça m’est venu à l’esprit tout-à-fait par hasard, parce que je suis en train de lire pour me distraire « Le Siècle de Louis XIV » de Voltaire, et à un moment donné, il parle de La Rochefoucauld, qui avait fait exécuter quelqu’un en représailles contre la mise à mort de quelqu’un de son propre camp, et Voltaire dit : « et ce monsieur se prétend philosophe ». Alors je me suis dit, Bernard-Henri Levy, c’est la même chose, il prône une guerre, et il se prétend philosophe, c’est un petit peu la situation actuelle.
Mais je n’ai pas vu son film, et je n’ai
pas envie de le voir. Mais à nouveau, c’est quelque chose
d’extraordinaire ! On verra, je ne veux pas faire de pronostic, je pense
que le film va faire un bide… Mais ce qui est étonnant, c’est qu’il
soit si peu attaqué. Sur Internet, ceux qui l’ont vu et qui émettent une
critique disent que c’est un film mégalo, à sa gloire, ce qui semble
être le cas. Encore une fois, je ne peux pas me prononcer, car je n’ai
pas vu le film. Mais si c’est le cas, comment se fait-il que si peu de
gens osent le critiquer publiquement ?
C’est cela, le problème du système
français. Vous avez quelques personnalités (dont BHL) qui ont des moyens
financiers énormes. Et je remarque que même dans les milieux qu’ont
pourrait appeler « de gauche », tout le monde se moque de lui. Mais en
réalité, tout le monde partage ses idées. Quand il y a eu la guerre en
Libye, presque l’entièreté de la classe politique évidemment, mais aussi
des milieux radicaux étaient d’accord avec l’intervention. En fait, ils
demandaient l’intervention. Et maintenant, avec la Syrie, on a le même
scénario.
Et même dans ces milieux-là, j’ai déjà
essayé, depuis des années, depuis le Kosovo, c’est très difficile (sinon
impossible) d’avoir un débat. Parce qu’il y a toute sorte d’arcs
réflexes : « Ah, c’est un nouvel Hitler, on a rien fait pour
l’Holocauste, il faut faire quelque chose cette fois-ci… ». Plusieurs
générations, depuis des dizaines d’années, ont été endoctrinées avec des
arcs réflexes dans ce genre. Et alors, c’est comme si on débarquait au
XIIème siècle, et qu’on disait : « Vous savez, Jésus-Christ n’est pas le
fils de Dieu », il n’y a personne qui vous comprendrait. Et ici, c’est
la même chose. Si vous dites : « Mais réfléchissons un peu à cette
politique d’ingérence, où est-ce que ça mène, qu’est-ce que c’est que la
militarisation, qu’est-ce que c’est que ces conflits perpétuels, qui
est derrière, à quoi ça sert, est-ce que vous croyez réellement que ça
sert les Droits de l’Homme ? », c’est impossible d’avoir une discussion
là-dessus, parce que tous les réflexes sont là.
C’est ce que j’appelle un peu méchamment
« la religion de l’Holocauste ». Je ne veux pas dire par là que
l’Holocauste n’a pas eu lieu, ni que ce n’est pas un événement tragique.
Mais la façon dont c’est exploité politiquement, ça, c’est ce à quoi
j’objecte, parce que toute nouvelle situation est assimilée à un nouvel
Hitler, à un nouvel Holocauste, etc. et donc nécessité d’intervention,
sinon, vous êtes un « munichois », un « pétainiste », vous êtes
« antisémite »… Et tant qu’on reste dans cette matrice idéologique,
aucun débat sérieux sur la réalité du monde contemporain ne peut avoir
lieu ni à gauche, ni à l’extrême-gauche, ni nulle part.
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