Une pluie printanière.
LES LETTRÉS. - Si tant de talents restent sans emploi, ce n'est pas la faute des lettrés, mais la honte des autorités. Confucius fut un grand sage et aucun seigneur ne daigna faire appel à ses services. Pourtant, alors qu'il occupait depuis trois mois un poste subalterne à Lou, les sujets de la principauté exécutaient ses ordres sans qu'il eût à promulguer de décrets ; ils respectaient les lois sans qu'il eÙt à édicter des interdictions. Les affaires du royaume prospéraient sous son administration comme les plantes sont vivifiées par les pluies printanières. Que n'aurait-il pas réalisé si, investi d'une haute responsabilité à la Cour impériale, il avait pu faire rayonner dans tout l'Empire la vertu d'un bon monarque et diffuser ses sages recommandations ! Mais vous, voilà plus de dix ans que vous occupez les fonctions les plus prestigieuses et que vous tenez entre vos mains le sort de l'Empire sans avoir répandu la vertu princière ni accompli aucune œuvre importante. Le peuple vit dans le dénuement le plus complet et se débat dans la misère la plus noire tandis que vos familles vivent dans l'opulence. Tout homme de bien en rougirait. Ne vous sentez-vous pas visés par le chant « Coupons du bois » du Livre des odes, qui dénonce la richesse des grands face à la misère du peuple ? Autrefois, quand le prince de Shang occupait le poste de Premier ministre de Ts'in, il foulait aux pieds les rites et la courtoisie au nom du réalisme politique, et se félicitait des massacres de population organisés par ses soldats, uniquement préoccupé d'agression et de conquêtes. Ne cherchant aucun remède aux maux dont souffraient les masses, il les accablait sous des lois impitoyables. Les mœurs étaient chaque jour plus corrompues et le peuple gémissait sous le joug. Si bien que le roi Hui fut contraint de le faire bouillir après l'avoir fait hacher en morceaux pour apaiser la révolte qui grondait. À cette époque, il était interdit de parler des affaires de l'État. Aujourd'hui, vous vous scandalisez que nous osions ouvrir la bouche alors que nous sommes pauvres et humbles. Permettez que nous déplorions, malgré votre richesse, vos méfaits à la tête du gouvernement.
L'air morne, le Grand Secrétaire regarde les lettrés et ne dit rien.
Appel au calme.
LE SECRÉTAIRE DE CABINET. - Voyons, messieurs ! Pourquoi ne pas discuter de l'administration du pays et des succès ou des échecs de l'équipe au pouvoir en exposant vos raisons point par point et avec calme, au lieu de nous attaquer avec cette violence ? Le Grand Secrétaire pense que l'abolition du monopole du sel et du fer pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Mais il n'y a chez lui aucune arrière-pensée. Seule le préoccupe l'augmentation du revenu national pour faire face aux dépenses des frontières. Vous-mêmes, lorsque vous réclamez avec un tel acharnement l'abolition des monopoles, nous savons que ce n'est pas pour défendre vos intérêts personnels, mais parce que vous pensez qu'il faut prendre modèle sur l'antiquité et que vous êtes les défenseurs de la charité et de la justice. Les deux lignes politiques ont toutes deux des partisans. Mais pourquoi, alors que l'on doit vivre avec son temps, vous obstinez-vous à vouloir nous imposer des méthodes périmées et à dénier toute valeur aux nouvelles théories politiques ? Si l'on pense que l'équipe au pouvoir est incapable, encore faut-il la remplacer. Si vous étiez à même d'apporter la paix au pays et de gagner à la Chine les contrées lointaines, en sorte que les frontières ne souffrent plus des exactions de ces chiens de barbares, comme nous serions heureux d'abolir toutes les taxes et les impôts pour vous complaire ! À plus forte raison consentirions-nous à abolir le monopole et le système de distribution équilibrée ! D'après ce que vous dites, le trait le plus admirable de la doctrine confucéenne, c'est qu'elle prône la modestie et la modération et veut que l'on traite les hommes avec tout le respect qui leur est dû. Pourtant, alors que vous n'avez pas l'éloquence d'un Chi (1) ou d'un Zi Gong, vous vous lancez dans de violents réquisitoires contre nous, laissant percer une vulgarité dans le ton et les manières comme il ne s'en était jamais vu ici. Si le Grand Secrétaire est allé trop loin, vous avez fait de même : il serait bon que vous lui présentiez vos excuses.
Autocritique nuancée.
LES SAGES ET LES LETTRÉS (se levant de leur natte). - N'étant que des rustres peu habitués à paraître à la Cour, nous avons tenu des propos inconsidérés et offensé gravement les ministres. Cependant, de même qu'une médecine est amère au goût mais excellente pour la santé, les discours loyaux sont désagréables à entendre mais salutaires. C'est pourquoi les diatribes sont bénéfiques, tandis que les flatteries sont funestes. Dans les forêts soufflent parfois des vents violents, tandis que chez les riches et les nobles on entend le chuchotement des flatteries. Pour un ministre habitué à entendre susurrer à longueur de journée des paroles mielleuses, les voix discordantes des lettrés ne sont-elles pas la meilleure des médecines ?
Recours aux sages.
LE GRAND SECRÉTAIRE (un peu rasséréné, tournant le dos aux lettrés et s'adressant aux sages). - Il est difficile de discuter avec des gens que l'on connaît peu et qui utilisent de surcroît des arguments aussi tortueux que les ruelles où ils demeurent. Les lettrés ne veulent pas démordre de leurs discours brumeux et incohérents. Nous connaissons fort bien les théories et les pratiques gouvernementales de l'Antiquité. Mais pour comprendre le monde actuel, il faut se fier à ses yeux et à ses oreilles, car chaque génération a ses propres problèmes. Durant les règnes des empereurs Wen et Jing de notre dynastie et au début de l'ère Jianyuan (2), le peuple était simple et se consacrait aux activités fondamentales. Les fonctionnaires étaient intègres et faisaient sérieusement leur travail. Le pays était florissant, les hommes connaissaient l'aisance et les familles menaient une existence prospère. Or, bien que nous n'ayons pas changé de cap et que nous suivions les mêmes principes d'éducation, le pays est de plus en plus frivole et les mœurs chaque jour plus dissolues. Les fonctionnaires intègres se font de jour en jour plus rares et le peuple connaît de moins en moins de retenue, les châtiments s'abattent sur les méchants et pourtant on ne parvient pas à éliminer la délinquance.
« Un lettré de la campagne ne vaut pas, dit-on, un lettré de la ville. » Messieurs les lettrés qui sont pour la plupart originaires de la province du Shantoung ont rarement eu l'occasion de participer à des réunions importantes. Mais vous, voilà longtemps que vous assistez aux discussions qui ont lieu à la capitale, aussi je souhaiterais connaître votre avis sur les raisons de l'échec de notre politique.
Tableau de la dégradation.
LES SAGES. - Le Shantoung est le cœur de l'Empire, c'est le camp retranché de tous les lettrés de talent. Le fondateur de notre dynastie, l'empereur Gao lui-même, lorsqu'il déploya ses ailes de phénix pour prendre son essor entre les provinces de Song et de Chu, fut aidé dans ses entreprises par des lettrés de l'école du Shantoung, tels Xiao, Chao, Pan, Li, Teng, Guan. Yu le Grand n'était-il pas originaire des Jiang, une peuplade occidentale, et le roi Wen des barbares du Nord ? Et pourtant leur vertu est restée légendaire, leur talent valait celui de mille hommes réunis, et ils surent prendre soin de leurs sujets. Mais combien, qui entrent et sortent de la capitale plusieurs fois par jour, finissent serviteurs ou garçons d'écurie ! Bien que nous ne soyons pas nés à la capitale, que notre talent soit des plus médiocres et que nous ne puissions prétendre participer à des débats d'une si haute importance, nous nous permettons de vous rapporter ce que nous avons entendu de la bouche des anciens de nos villages.
Le menu peuple, jadis, ne manquait ni de vêtements chauds et moelleux ni d'ustensiles qui, pour être simples, n'en étaient pas moins solides et efficaces. On avait des chevaux pour leur éviter la fatigue des longues courses, des chariots qui pourvoyaient aux transports. On avait du vin pour se procurer de la gaieté, mais sans excès. La musique exprimait les sentiments, mais n'était pas licencieuse. On ne se livrait pas à des ripailles chez soi et on ne flânait pas dehors. On ne se déplaçait que pour transporter des marchandises et on ne restait sédentaire que pour cultiver son champ. Les biens abondaient parce qu'on était économe. Le peuple était prospère car il s'adonnait aux activités agricoles. Lorsqu'on accompagnait les morts à leur dernière demeure, on était affligé sans étalage de luxe. Les vivants ne connaissaient pas le superflu mais possédaient le nécessaire. Les hauts fonctionnaires étaient probes et sans ambitions, les hommes du pouvoir cléments et honnêtes. Le peuple à la noire chevelure se réjouissait de son sort et les fonctionnaires ne craignaient pas pour leur place. Telle était la situation au début du règne de l'empereur Wou, il y a une cinquantaine d'années ; on prisait les lettres, cultivait la vertu et l'Empire connaissait la paix. Mais par la suite, des ministres sans scrupules s'ingénièrent à ruiner le gouvernement, mettant la main sur les ressources des monts et des mers pour leur seul profit. L'un promulgua des édits sur la dénonciation des grosses fortunes, Jiang Chong institua des réglementations sur les vêtements, un autre encore réorganisa le système pénitentiaire en instituant le rachat des peines et mit sur pied une série d'articles si précis et si nombreux qu'il est impossible de les énumérer. La bande de Xia Lan (3) procédait à des arrestations arbitraires, Wang Wenshu (4) et ses séides à des exécutions sommaires. La prévarication se développa dans l'administration. Les humbles craignaient pour leur tête et les riches pour la sécurité de leur parenté. Mais le très éclairé empereur Wou était conscient de la menace et fit mettre à mort Jiang Chang et sa clique, châtia impitoyablement les fonctionnaires corrompus et les prévaricateurs afin d'en délivrer l'Empire et d'apaiser le ressentiment populaire provoqué par ces tueries inutiles.
Tout rentra dans l'ordre. Toutefois, il faudra plusieurs générations avant que le pays ne se relève complètement ; il lui reste encore de profondes meurtrissures. L'administration n'a pas été totalement purgée de ses fonctionnaires corrompus et certains personnages haut placés sont rongés par l'appât du lucre. Les ministres exercent une sorte de dictature et décident de tout autoritairement, sans consulter personne. Des puissants et des hommes sans scrupules forment des ligues qui outragent le peuple. Les riches et les nobles sont extravagants, les pauvres volent et tuent. Là où il faut patience et habileté, on fait du mauvais travail : la soie ne vaut rien, de même les charrettes et les ustensiles. C'est ainsi qu'une charrette ne fait pas deux ans et que les ustensiles sont bons à jeter après une année. Une charrette vaut dix mille boisseaux de grain ; un habit, cent. Les gens les plus ordinaires ont de la vaisselle décorée, des plateaux richement ornés, toutes sortes de nattes et de tables basses ; leurs servantes et leurs concubines portent des vêtements de gaze de soie et des chaussons de brocart. Le plus lourdaud des paysans mange du riz blanc et de la viande. Dans les villages règnent les plus mauvaises mœurs et les cliques ont pignon sur rue. On se livre à des cavalcades sur les routes provinciales et on joue au ballon dans les venelles de la capitale. Rares sont les paysans qui se consacrent encore aux travaux des champs et au tissage de la toile. Mais ceux qui serrent leur taille, soignent leur apparence en se poudrant et en se maquillant les yeux sont légion. Ils n'ont pas un sou vaillant et dépensent comme s'ils étaient cousus d'or, ils se pavanent, portent des tuniques de soie brodée, mais sans doublure, et cachent leurs dessous de toile sous des pantalons de soie. Alors que les vivants sont réduits à la portion congrue, les morts ont droit à des funérailles somptueuses. On se ruine pour les enterrements, et dans le cortège funèbre il y a des suivantes par charrettes entières. Les riches rivalisent de prodigalités et les pauvres singent les riches. Les premiers dilapident leur patrimoine tandis que les autres s'endettent jusqu'au cou. Le peuple, pressé par la nécessité, acculé à la misère, est sans pudeur et sans probité. En dépit des châtiments qui frappent les délinquants et les criminels, leur nombre reste toujours aussi élevé. Ainsi, dans un pays où, sous le poids de la lourde imposition, la détresse populaire est si criante, on ne pourra que voir grandir le mal terrible de l'inégalité des richesses.
1. Disciple de Confucius.
2. En 140 avant Jésus-Christ.
3. Ministre redoutable de l'empereur Wou des Han.
4. Autre ministre du même empereur.
LES LETTRÉS. - Si tant de talents restent sans emploi, ce n'est pas la faute des lettrés, mais la honte des autorités. Confucius fut un grand sage et aucun seigneur ne daigna faire appel à ses services. Pourtant, alors qu'il occupait depuis trois mois un poste subalterne à Lou, les sujets de la principauté exécutaient ses ordres sans qu'il eût à promulguer de décrets ; ils respectaient les lois sans qu'il eÙt à édicter des interdictions. Les affaires du royaume prospéraient sous son administration comme les plantes sont vivifiées par les pluies printanières. Que n'aurait-il pas réalisé si, investi d'une haute responsabilité à la Cour impériale, il avait pu faire rayonner dans tout l'Empire la vertu d'un bon monarque et diffuser ses sages recommandations ! Mais vous, voilà plus de dix ans que vous occupez les fonctions les plus prestigieuses et que vous tenez entre vos mains le sort de l'Empire sans avoir répandu la vertu princière ni accompli aucune œuvre importante. Le peuple vit dans le dénuement le plus complet et se débat dans la misère la plus noire tandis que vos familles vivent dans l'opulence. Tout homme de bien en rougirait. Ne vous sentez-vous pas visés par le chant « Coupons du bois » du Livre des odes, qui dénonce la richesse des grands face à la misère du peuple ? Autrefois, quand le prince de Shang occupait le poste de Premier ministre de Ts'in, il foulait aux pieds les rites et la courtoisie au nom du réalisme politique, et se félicitait des massacres de population organisés par ses soldats, uniquement préoccupé d'agression et de conquêtes. Ne cherchant aucun remède aux maux dont souffraient les masses, il les accablait sous des lois impitoyables. Les mœurs étaient chaque jour plus corrompues et le peuple gémissait sous le joug. Si bien que le roi Hui fut contraint de le faire bouillir après l'avoir fait hacher en morceaux pour apaiser la révolte qui grondait. À cette époque, il était interdit de parler des affaires de l'État. Aujourd'hui, vous vous scandalisez que nous osions ouvrir la bouche alors que nous sommes pauvres et humbles. Permettez que nous déplorions, malgré votre richesse, vos méfaits à la tête du gouvernement.
L'air morne, le Grand Secrétaire regarde les lettrés et ne dit rien.
Appel au calme.
LE SECRÉTAIRE DE CABINET. - Voyons, messieurs ! Pourquoi ne pas discuter de l'administration du pays et des succès ou des échecs de l'équipe au pouvoir en exposant vos raisons point par point et avec calme, au lieu de nous attaquer avec cette violence ? Le Grand Secrétaire pense que l'abolition du monopole du sel et du fer pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Mais il n'y a chez lui aucune arrière-pensée. Seule le préoccupe l'augmentation du revenu national pour faire face aux dépenses des frontières. Vous-mêmes, lorsque vous réclamez avec un tel acharnement l'abolition des monopoles, nous savons que ce n'est pas pour défendre vos intérêts personnels, mais parce que vous pensez qu'il faut prendre modèle sur l'antiquité et que vous êtes les défenseurs de la charité et de la justice. Les deux lignes politiques ont toutes deux des partisans. Mais pourquoi, alors que l'on doit vivre avec son temps, vous obstinez-vous à vouloir nous imposer des méthodes périmées et à dénier toute valeur aux nouvelles théories politiques ? Si l'on pense que l'équipe au pouvoir est incapable, encore faut-il la remplacer. Si vous étiez à même d'apporter la paix au pays et de gagner à la Chine les contrées lointaines, en sorte que les frontières ne souffrent plus des exactions de ces chiens de barbares, comme nous serions heureux d'abolir toutes les taxes et les impôts pour vous complaire ! À plus forte raison consentirions-nous à abolir le monopole et le système de distribution équilibrée ! D'après ce que vous dites, le trait le plus admirable de la doctrine confucéenne, c'est qu'elle prône la modestie et la modération et veut que l'on traite les hommes avec tout le respect qui leur est dû. Pourtant, alors que vous n'avez pas l'éloquence d'un Chi (1) ou d'un Zi Gong, vous vous lancez dans de violents réquisitoires contre nous, laissant percer une vulgarité dans le ton et les manières comme il ne s'en était jamais vu ici. Si le Grand Secrétaire est allé trop loin, vous avez fait de même : il serait bon que vous lui présentiez vos excuses.
Autocritique nuancée.
LES SAGES ET LES LETTRÉS (se levant de leur natte). - N'étant que des rustres peu habitués à paraître à la Cour, nous avons tenu des propos inconsidérés et offensé gravement les ministres. Cependant, de même qu'une médecine est amère au goût mais excellente pour la santé, les discours loyaux sont désagréables à entendre mais salutaires. C'est pourquoi les diatribes sont bénéfiques, tandis que les flatteries sont funestes. Dans les forêts soufflent parfois des vents violents, tandis que chez les riches et les nobles on entend le chuchotement des flatteries. Pour un ministre habitué à entendre susurrer à longueur de journée des paroles mielleuses, les voix discordantes des lettrés ne sont-elles pas la meilleure des médecines ?
Recours aux sages.
LE GRAND SECRÉTAIRE (un peu rasséréné, tournant le dos aux lettrés et s'adressant aux sages). - Il est difficile de discuter avec des gens que l'on connaît peu et qui utilisent de surcroît des arguments aussi tortueux que les ruelles où ils demeurent. Les lettrés ne veulent pas démordre de leurs discours brumeux et incohérents. Nous connaissons fort bien les théories et les pratiques gouvernementales de l'Antiquité. Mais pour comprendre le monde actuel, il faut se fier à ses yeux et à ses oreilles, car chaque génération a ses propres problèmes. Durant les règnes des empereurs Wen et Jing de notre dynastie et au début de l'ère Jianyuan (2), le peuple était simple et se consacrait aux activités fondamentales. Les fonctionnaires étaient intègres et faisaient sérieusement leur travail. Le pays était florissant, les hommes connaissaient l'aisance et les familles menaient une existence prospère. Or, bien que nous n'ayons pas changé de cap et que nous suivions les mêmes principes d'éducation, le pays est de plus en plus frivole et les mœurs chaque jour plus dissolues. Les fonctionnaires intègres se font de jour en jour plus rares et le peuple connaît de moins en moins de retenue, les châtiments s'abattent sur les méchants et pourtant on ne parvient pas à éliminer la délinquance.
« Un lettré de la campagne ne vaut pas, dit-on, un lettré de la ville. » Messieurs les lettrés qui sont pour la plupart originaires de la province du Shantoung ont rarement eu l'occasion de participer à des réunions importantes. Mais vous, voilà longtemps que vous assistez aux discussions qui ont lieu à la capitale, aussi je souhaiterais connaître votre avis sur les raisons de l'échec de notre politique.
Tableau de la dégradation.
LES SAGES. - Le Shantoung est le cœur de l'Empire, c'est le camp retranché de tous les lettrés de talent. Le fondateur de notre dynastie, l'empereur Gao lui-même, lorsqu'il déploya ses ailes de phénix pour prendre son essor entre les provinces de Song et de Chu, fut aidé dans ses entreprises par des lettrés de l'école du Shantoung, tels Xiao, Chao, Pan, Li, Teng, Guan. Yu le Grand n'était-il pas originaire des Jiang, une peuplade occidentale, et le roi Wen des barbares du Nord ? Et pourtant leur vertu est restée légendaire, leur talent valait celui de mille hommes réunis, et ils surent prendre soin de leurs sujets. Mais combien, qui entrent et sortent de la capitale plusieurs fois par jour, finissent serviteurs ou garçons d'écurie ! Bien que nous ne soyons pas nés à la capitale, que notre talent soit des plus médiocres et que nous ne puissions prétendre participer à des débats d'une si haute importance, nous nous permettons de vous rapporter ce que nous avons entendu de la bouche des anciens de nos villages.
Le menu peuple, jadis, ne manquait ni de vêtements chauds et moelleux ni d'ustensiles qui, pour être simples, n'en étaient pas moins solides et efficaces. On avait des chevaux pour leur éviter la fatigue des longues courses, des chariots qui pourvoyaient aux transports. On avait du vin pour se procurer de la gaieté, mais sans excès. La musique exprimait les sentiments, mais n'était pas licencieuse. On ne se livrait pas à des ripailles chez soi et on ne flânait pas dehors. On ne se déplaçait que pour transporter des marchandises et on ne restait sédentaire que pour cultiver son champ. Les biens abondaient parce qu'on était économe. Le peuple était prospère car il s'adonnait aux activités agricoles. Lorsqu'on accompagnait les morts à leur dernière demeure, on était affligé sans étalage de luxe. Les vivants ne connaissaient pas le superflu mais possédaient le nécessaire. Les hauts fonctionnaires étaient probes et sans ambitions, les hommes du pouvoir cléments et honnêtes. Le peuple à la noire chevelure se réjouissait de son sort et les fonctionnaires ne craignaient pas pour leur place. Telle était la situation au début du règne de l'empereur Wou, il y a une cinquantaine d'années ; on prisait les lettres, cultivait la vertu et l'Empire connaissait la paix. Mais par la suite, des ministres sans scrupules s'ingénièrent à ruiner le gouvernement, mettant la main sur les ressources des monts et des mers pour leur seul profit. L'un promulgua des édits sur la dénonciation des grosses fortunes, Jiang Chong institua des réglementations sur les vêtements, un autre encore réorganisa le système pénitentiaire en instituant le rachat des peines et mit sur pied une série d'articles si précis et si nombreux qu'il est impossible de les énumérer. La bande de Xia Lan (3) procédait à des arrestations arbitraires, Wang Wenshu (4) et ses séides à des exécutions sommaires. La prévarication se développa dans l'administration. Les humbles craignaient pour leur tête et les riches pour la sécurité de leur parenté. Mais le très éclairé empereur Wou était conscient de la menace et fit mettre à mort Jiang Chang et sa clique, châtia impitoyablement les fonctionnaires corrompus et les prévaricateurs afin d'en délivrer l'Empire et d'apaiser le ressentiment populaire provoqué par ces tueries inutiles.
Tout rentra dans l'ordre. Toutefois, il faudra plusieurs générations avant que le pays ne se relève complètement ; il lui reste encore de profondes meurtrissures. L'administration n'a pas été totalement purgée de ses fonctionnaires corrompus et certains personnages haut placés sont rongés par l'appât du lucre. Les ministres exercent une sorte de dictature et décident de tout autoritairement, sans consulter personne. Des puissants et des hommes sans scrupules forment des ligues qui outragent le peuple. Les riches et les nobles sont extravagants, les pauvres volent et tuent. Là où il faut patience et habileté, on fait du mauvais travail : la soie ne vaut rien, de même les charrettes et les ustensiles. C'est ainsi qu'une charrette ne fait pas deux ans et que les ustensiles sont bons à jeter après une année. Une charrette vaut dix mille boisseaux de grain ; un habit, cent. Les gens les plus ordinaires ont de la vaisselle décorée, des plateaux richement ornés, toutes sortes de nattes et de tables basses ; leurs servantes et leurs concubines portent des vêtements de gaze de soie et des chaussons de brocart. Le plus lourdaud des paysans mange du riz blanc et de la viande. Dans les villages règnent les plus mauvaises mœurs et les cliques ont pignon sur rue. On se livre à des cavalcades sur les routes provinciales et on joue au ballon dans les venelles de la capitale. Rares sont les paysans qui se consacrent encore aux travaux des champs et au tissage de la toile. Mais ceux qui serrent leur taille, soignent leur apparence en se poudrant et en se maquillant les yeux sont légion. Ils n'ont pas un sou vaillant et dépensent comme s'ils étaient cousus d'or, ils se pavanent, portent des tuniques de soie brodée, mais sans doublure, et cachent leurs dessous de toile sous des pantalons de soie. Alors que les vivants sont réduits à la portion congrue, les morts ont droit à des funérailles somptueuses. On se ruine pour les enterrements, et dans le cortège funèbre il y a des suivantes par charrettes entières. Les riches rivalisent de prodigalités et les pauvres singent les riches. Les premiers dilapident leur patrimoine tandis que les autres s'endettent jusqu'au cou. Le peuple, pressé par la nécessité, acculé à la misère, est sans pudeur et sans probité. En dépit des châtiments qui frappent les délinquants et les criminels, leur nombre reste toujours aussi élevé. Ainsi, dans un pays où, sous le poids de la lourde imposition, la détresse populaire est si criante, on ne pourra que voir grandir le mal terrible de l'inégalité des richesses.
1. Disciple de Confucius.
2. En 140 avant Jésus-Christ.
3. Ministre redoutable de l'empereur Wou des Han.
4. Autre ministre du même empereur.
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