Les trois piétés filiales.
LES LETTRÉS. - Il n'est nul besoin de nourrir ses parents de viandes tendres et exquises ou de les vêtir de brocart ou de fine batiste. Nous ne savons meilleure façon de montrer sa piété à leur égard que de partager avec eux son maigre ordinaire. Les rites ne demandent à l'homme de condition modeste que de travailler avec ardeur ; quelques légumes et de l'eau lui suffisent à manifester le respect dû à ses parents. Confucius a dit : « De nos jours, on confond la piété filiale avec le gavage des oies. Lorsqu'on ne marque aucun respect, où est la différence ? » La piété la plus haute est celle qui nourrit l'âme de ses parents, puis vient celle qui nourrit leurs sentiments, enfin la plus basse, celle qui nourrit leurs corps. Pourvu que l'on respecte l'essence des rites, que l'on se conforme aux règles de la bienséance et que l'on fasse preuve de sentiments filiaux, même si l'on ne parvient pas à leur procurer tout en suffisance, on ne peut encourir aucun blâme. Le Livre des mutations dit : « Le bœuf immolé par mon voisin de l'est ne vaut pas les maigres offrandes de mon voisin de l'ouest. » La piété des riches et des nobles qui ne s'accompagne pas de tout le respect exigé par la bienséance ne vaut pas la piété filiale des gens modestes. La piété envers ses parents, l'affection envers ses frères, la sincérité envers ses amis, voilà ce qui constitue la piété la plus achevée. Savoir gérer sa maison ne veut pas dire s'enrichir. Servir les siens avec dévotion ne signifie pas les gaver de nourriture, mais tout simplement leur apporter la joie et devancer leurs désirs en se conformant aux rites et à la morale.
La manière et le contenu.
LE SECRÉTAIRE DU PREMIER MINISTRE. - À quatre-vingts ans on est un vieillard, et à quatre-vingt-dix un grand vieillard. Les vieillards doivent être exclusivement nourris de viandes tendres et habillés de vêtements de soie. C'est ainsi que le fils pieux s'exclame : « Je le nourris de viandes grasses, je le couvre de soies chaudes et légères. » Ne vaut-il pas mieux offrir sans façon mais en abondance des choses exquises plutôt que de donner des cadeaux grossiers et insuffisants avec force manières ? Laver soigneusement les coupes pour ne les remplir que d'eau claire, lever et abaisser les plats qui ne contiennent qu'un infâme gruau même si les rites sont intégralement respectés, n'est-ce pas bien ridicule ?
Une offrande rituelle.
LES LETTRÉS. - L'homme de bien attache du prix à la délicatesse des manières tandis que le rustre ne regarde que la quantité. Souvenez-vous du mendiant qui refusa la nourriture qu'on lui jetait après l'avoir grossièrement interpellé. L'honnête homme dédaigne les mets les plus succulents s'ils ne lui sont pas offerts selon les règles de la courtoisie. C'est en vertu d'une prescription rituelle que les hôtes doivent refuser d'accomplir le sacrifice si le maître de céans ne s'occupe pas personnellement des offrandes. Car la nourriture en elle-même compte pour peu et seuls importent les rites.
La piété des princes.
LE SECRÉTAIRE DU PREMIER MINISTRE. - Je ne sais pas de plus haute marque de piété filiale que de mettre un empire ou un royaume aux pieds de ses parents. Puis vient celle qui met à leur disposition les émoluments de sa charge. La plus basse est de les nourrir à la sueur de son front. C'est parmi les rois, les ducs et les princes que se rencontrent les plus nobles exemples de fils pieux, puis viennent les ministres et grands officiers. Mais voyons comment cela se traduit pour les parents : ceux dont les enfants bien doués occupent des postes importants dans la société, vivent dans des palais aux grandes salles et aux appartements retirés. Ils circulent dans des carrosses tirés par des chevaux vigoureux ; leurs vêtements sont légers et moelleux, ils se nourrissent de mets savoureux. Mais ceux qui n'ont pas cette fortune portent des robes de bure et des chapeaux de cuir, ils habitent des bouges dans d'infâmes ruelles. Ils ne sont jamais sûrs du lendemain. Ils ne mangent que le riz le plus grossier et des légumes ; tout au plus voient-ils de la viande lors de la fête des moissons et au jour de l'an. Ces pauvres vieillards n'ont que les produits du potager pour remplir leurs estomacs. Un mendiant ne voudrait pas de leur nourriture ! Et c'est cela que vous offrez à vos parents ? Quelles que soient les formes que vous y mettiez, cela n'est pas à votre gloire !
Un ventre n'est pas une besace.
LES LETTRÉS. - Être entretenu par un fils puissant et riche mais qui occupe un poste sans avoir les capacités requises et qui touche des appointements que ne justifie pas son travail, c'est accepter les cadeaux d'un brigand. On ne peut considérer comme des fils pieux tous ceux qui se font construire des tours, et dont les tables croulent sous la nourriture. Le ventre des parents n'est pas la besace du voleur ; comment pourrait-on le remplir de biens mal acquis ? Quelles que soient votre position morale et votre fortune, si elles ont été obtenues par des procédés déloyaux, elles se retourneront contre vous et causeront votre perte. Bien heureux si vos parents peuvent encore manger de la viande le jour de l'an ! Tseng Shen (1) et Min Sun (2) ne servaient pas à la table de leurs parents une nourriture digne d'un ministre, ils se sont pourtant acquis la réputation de fils pieux. Le roi Siang des Tcheou bénéficiait des richesses d'un empire et pourtant on le stigmatise comme un fils indigne, incapable de pourvoir à l'entretien de ses parents. Car il n'y a pas de dévotion filiale sans respect des parents, leur offrît-on la chère la plus exquise, tout comme la possession d'immenses greniers ne fait pas un fils pieux. La plus grande des impiétés n'est-elle pas celle qui consiste à parler sans sincérité, à promettre sans tenir, à se montrer lâche devant le danger et déloyal vis-à-vis de son prince ? Or vous êtes déloyaux et infidèles, vous usez de sophismes pour semer le trouble dans le gouvernement. Vous ne cherchez qu'à vous concilier les bonnes grâces de vos supérieurs par des flatteries. Vous ne méritez pas de servir dans l'administration ! Les Annales des printemps et des automnes disent : « Le lettré garde son opinion et n'en démord pas. Il agit selon ce qu'il pense être le bien et ne cherche pas des appuis extérieurs. Sa seule ambition est de faire son devoir. » Ceux qui, n'ayant qu'une position modeste dans la société, parlent haut et fort commettent une faute ; mais les fonctionnaires qui pérorent à tort et à travers sont des présomptueux. Nous voulions attirer l'attention du ministre sur un point précis et il n'en est résulté que cette discussion stérile.
1. Disciple de Confucius à qui l'on attribue le Classique de la piété filiale.
2. Disciple de Confucius qui, pour avoir supporté avec patience les mauvais traitements de sa marâtre, est évoqué dans le Classique de la piété filiale.