SPLENDEURS ET TÉNÈBRES D'UN LÉGISTE FAMEUX
Une gestion rigoureuse.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Quand le prince de Shang (1) était Premier ministre du roi de Ts'in, il renforça le système pénal par des lois si sévères, il établit sur l'administration et l'éducation un contrôle si rigoureux que désormais les criminels ne pouvaient espérer aucune indulgence. Pour faire face aux dangers extérieurs, il centupla les bénéfices de l'État en percevant des impôts sur les montagnes et les lacs, la nation devint riche et puissante, les armes et les outils perfectionnés, les greniers regorgeaient de grain. De sorte qu'il put combattre ses ennemis, conquérir des territoires et pourvoir à l'entretien des troupes sans surcharger le peuple d'impôts. L'État vivait sur les ressources du pays, sans l'écraser. Et c'est à peu de frais que fut agrandi le territoire de Ts'in jusqu'à englober tout l'ouest du fleuve Jaune. De même, aujourd'hui, grâce aux profits tirés des monopoles du fer et du sel nous pouvons satisfaire aux besoins de la nation en période de crise et faire face à l'entretien des armées. Les réserves accumulées en prévision des périodes de pénurie ou de disette sont bénéfiques à la nation, sans léser les masses. Où sont donc ces sacrifices consentis par le petit peuple et dont vous dites qu'ils vous alarment tant ?
Le sang du peuple.
LES LETTRÉS. - Nous n'avons pas encore constaté les effets mirifiques des avantages dont vous parlez, en revanche, nous voyons clairement les dommages de votre politique. Le « profit » ne tombe pas du ciel, pas plus qu'il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre ; il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l'année suivante. Le grain nouveau ne mûrit qu'au détriment de l'ancien. Car le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. Ce qu'on gagne d'un côté on le perd nécessairement de l'autre, ainsi le yin et yang ne peuvent briller simultanément ; et le jour et la nuit alternent.
Lorsque le prince de Shang introduisit ces lois draconiennes et chercha à accroître le profit, la vie devint intolérable pour le peuple et les sujets du royaume de Ts'in se lamentaient, pleurant à la porte du duc Hsiao (2). Où êtes-vous allés chercher que le prince de Shang a vécu sur les ressources du pays sans que celui-ci l'ait remarqué ? Que c'est à peu de frais qu'il agrandit le territoire de Ts'in jusqu'à englober tout l'ouest du fleuve Jaune ?
Le prince de Shang a assis l'autorité des Ts'in sur des châtiments impitoyables et des lois draconiennes, et la dynastie s'est écroulée dès la seconde génération. Mais, comme si le droit pénal qu'il avait institué lui semblait encore trop doux, il l'assortit d'un système de responsabilité collective, encouragea la délation et l'espionnage et multiplia les châtiments corporels. Le peuple vivait dans la terreur, ne sachant plus où poser les pieds et les mains. Non content de le pressurer par de lourds impôts et des redevances de toute nature, il interdit la libre exploitation des ressources naturelles ; bref, il centupla les recettes de l'État par les taxes les plus diverses sans que le peuple eût son mot à dire.
La célébration du profit au détriment du sens moral, l'exaltation de la force et de l'efficacité pratique ont certes permis au Ts'in d'étendre ses possessions et d'annexer des territoires. Mais c'est comme prétendre guérir un hydropique en lui administrant de l'eau. La manière dont le prince de Shang a posé les fondations de l'empire des Ts'in, vous la connaissez, Monsieur le Grand Secrétaire, mais vous semblez totalement ignorer comment il a par là même causé sa perte. L'œuvre du prince de Shang fut comme la feuille d'automne qui, flétrie par la gelée, est emportée au moindre souffle de vent.
Une réussite éclatante.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Le prince de Shang a poursuivi une politique cohérente, stimulant certaines activités, en restreignant d'autres. Il se servit du pouvoir tel qu'il existait dans le monde où il vivait pour procurer des avantages à la principauté de Ts'in et faire aboutir ses entreprises. Il remporta toutes les batailles qu'il livra, annexant ses adversaires les plus proches et écrasant les plus lointains. Il asservit Yan et Tchao et humilia le Ts'i et le Tch'ou ; on vit tous les princes feudataires retrousser le pan de leur robe en signe d'allégeance. Par la suite, le maréchal Meng Tian attaqua les Huns, leur arracha une portion de territoire de mille lieues de côté, s'étendit jusqu'au Hebei aussi facilement qu'on brise une planche de bois pourri. Des succès si éclatants ne s'expliquent-ils pas parce qu'il ne faisait que marcher dans le sillage du prince de Shang ?
Le triomphe et la ruine.
LES LETTRÉS. - Nous n'avons pas dit que la politique d'incitation et de freins menée par le prince de Shang ne donna pas de résultats, ni que la terreur qu'éprouvait l'Empire n'était pas une marque de la puissance du royaume de Ts'in, ni que les princes feudataires, le visage tourné vers l'ouest, ne firent pas acte de soumission. Ce que nous affirmons, c'est que tous ces succès causèrent la chute du royaume de Ts'in. La dictature imposée par le prince de Shang mit le pays en péril ; les victoires de Meng Tian achevèrent de le ruiner. Si ces deux hommes d'État furent habiles à déceler les avantages d'une politique, ils n'en mesurèrent pas les dangers. S'ils savaient aller de l'avant, ils ne surent pas céder du terrain. Artisans de leur propre mort, ils entraînèrent dans leur chute les États qu'ils prétendaient servir. N'est-ce pas là le fait d'esprits bornés et de tacticiens sans envergure ? Comment osez-vous prétendre que ces hommes furent de grands politiques ? « Le sot gagne des sympathies pour se les aliéner ensuite » ; « Le superbe cavalier finira va-nu-pieds » sont des dictons qui s'appliquent parfaitement à leur cas.
Le talent jalousé.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - La femme belle et vertueuse est jalousée par les perfides, le talent s'attire la haine des médiocres. Le prince de Shang a accompli une œuvre immense ; son nom est passé à la postérité ; mais des contemporains qui ne lui arrivaient pas à la cheville, envieux de ses talents, firent courir des calomnies sur lui, minimisant ses succès.
Terreur et torture.
LES LETTRÉS. - En toutes circonstances, l'homme de bien agit conformément à la morale et à la vertu. Il a des dons mais reste modeste, il a des succès mais ne s'en vante pas ; il occupe une charge élevée mais sait rester révérencieux ; ses hauts faits sont innombrables, mais il demeure raisonnable et mesuré. Le vulgaire ne jalouse pas sa supériorité et le monde n'envie pas ses réussites. Or, le prince de Shang utilisa la force au lieu du droit, la violence au lieu de la vertu ; il renforça la législation pénale ; terreur et torture devinrent pratiques courantes. Il assit ses succès sur la trahison de ses amis et acquit son prestige en soumettant à la question princes et ducs. Dur à l'égard du peuple, il n'inspira pas davantage confiance aux seigneurs. En un mot, il s'attira l'inimitié de tous ; le fief de Shang qu'il reçut en apanage était un cadeau empoisonné dont il eut bien tort de se réjouir. Car les habitants du royaume de Ts'in haïssaient si fort le prince de Shang et ses lois iniques qu'ils le considéraient comme leur ennemi personnel. Le jour où le duc, son protecteur, mourut, le pays entier se souleva pour l'exécuter. Il ne trouva nulle part où se réfugier, et levant les yeux vers le ciel il soupira : « Hélas, qui eût pu penser qu'un homme d'État serait réduit à une telle extrémité ? » Il mourut écartelé, sa famille fut exterminée et le monde entier applaudit. On ne peut même pas dire qu'on l'ait tué : il a forgé tous les instruments de sa mort.
1. Shang Yang, Premier ministre du pays de Ts'in au IVème siècle avant Jésus-Christ, partisan des méthodes légistes et fondateur de la puissance du pays de Ts'in.
2. Il eut pour ministre le fameux prince de Shang, dont il patronna les réformes (361-338 avant Jésus-Christ).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire