81 avant J.-C. : les indignés de l'époque n'ont pas leur langue dans leur poche : ils fustigent le népotisme ambiant, et il faut reconnaître que l'Empereur et ses ministres prennent cher, par l'entremise du Grand Secrétaire qui les représentent... Voici le 6ème chapitre de la Dispute sur le Sel et le Fer (Yantie Lun).
LE POIDS DES BRANCHES FLORISSANTES
Échec aux trafiquants.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Quand on ne contient pas l'ambition des grandes familles, il en est comme des branches qui, devenues trop lourdes, finissent par casser le tronc. Des potentats prennent le contrôle des ressources naturelles et accaparent les bénéfices qu'on peut tirer de la pêche et des salines. Leur pouvoir leur soumet les foules et leurs largesses attirent les sympathies.
Aujourd'hui, les grandes zones économiques ne se limitent plus à un ou deux centres comme Yunmeng ou Meng tchou. Les fonderies et les salines se trouvent situées la plupart du temps dans des régions d'accès malaisé. Des individus peu recommandables en profitent pour trafiquer entre mers et montagnes. Quelque grande sédition est à craindre, car rares sont ceux qui ne délaissent pas les travaux des champs, troublés par l'exemple de ces aventuriers enrichis par des procédés véreux. Naguère, les ministres de l'Agriculture et directeurs des Monopoles du sel et du fer ont adressé la requête suivante à l'empereur : « Nous voulons engager des gens du peuple qui bénéficient gratuitement des instruments de l'État afin qu'ils puissent extraire le sel. On pourra ainsi faire échec aux pratiques déshonnêtes. » Cela montre la profondeur de nos vues et la minutie de la législation restrictive.
Des nuées de marchands.
LES LETTRÉS. - Vos vues sont peut-être profondes, mais les bénéfices des grandes familles crèvent les yeux; votre législation restrictive est sans doute subtile, mais la débauche de luxe des puissants, elle, se voit comme le nez au milieu de la figure. Depuis qu'on a établi des organismes de régulation économique et développé les grandes industries de la métallurgie, ainsi que l'exploitation du sel et des pêcheries, on rencontre sur les routes des nuées de marchands dont les voitures se pressent essieux contre essieux. Ils bafouent le droit public, augmentent leur profit, accaparent les richesses naturelles, étendent leur mainmise sur les marchés. Maîtres des ressources de la vaste mer, ils tiennent l'État sous leur coupe. Vassaux redoutables, ils guettent le moment de renverser leur maître. Leur prestige éclipse celui des ministres d'État, leur fortune excède de loin celle des grands entrepreneurs de l'Antiquité. Leurs équipages usurpent les prérogatives des rois et des ducs, leurs palais outrepassent les normes fixées par la législation. Ils collectionnent villas et domaines. Leurs habitations empiètent sur les ruelles ; les allées couvertes de leurs jardins s'entrecroisent et s'enchevêtrent en un lacis inextricable afin de satisfaire leur goût de la promenade; ils creusent à grands frais des étangs et des lacs artificiels pour leurs parties fines. Ils pêchent au bord des gouffres, lancent leurs meutes contre les lièvres, rivalisent de faste ou de force, jouent à la balle, assistent à des combats de coqs ; de belles filles de Tchongshan font entendre de délicieux accents sur les balcons de leurs palais, tandis qu'en bas retentissent des roulements de tambours guerriers et que se déchaînent des danses échevelées. Leurs femmes portent des vêtements de soie fine, leurs servantes des tuniques de brocart. Leurs rejetons roulent en carrosses escortés de nombreux cavaliers. On les voit partout chassant à courre, au collet ou à l'arc. Aussi le laboureur délaisse-t-il sa charrue et néglige-il son ouvrage. Le peuple s'amollit et s'abandonne à la paresse. Pourquoi cela ? Parce que d'autres viennent lui prendre le fruit de son travail. On rivalise de prodigalités, l'extravagance ne connaît plus de bornes. Voilà pourquoi le peuple est chaque jour plus menteur et que si peu de gens consentent encore à se livrer à un travail honnête.
Noblesse oblige.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Branches florissantes sur un tronc puissant ; à poste élevé, salaire élevé ; à père vénérable, fils noble. Les commentaires des Annales ne disent-ils pas : « On sacrifie à toute rivière qui fertilise plus de mille lieues » ? Si on honore les rivières, pourquoi pas les fils et les femmes de ceux dont la vertu se répand sur tout l'Empire ? L'épouse de celui qui occupe une haute dignité à la Cour doit être respectée à la maison. Il était d'usage chez les anciens de donner aux richesses le nom de « belles choses ». « Le roi est semblable au commun des mortels ; seule la position qu'il occupe fait qu'il est ce qu'il est », a dit Mencius. Vouloir que ses descendants occupent un poste de ministre lorsqu'on est roturier fait penser à un boiteux qui voudrait sauter plus haut que Luji, le franchisseur de murailles, ou bien à un miséreux qui songerait à acheter un bijou de prix. N'est-ce pas nourrir une vaine chimère ?
Népotisme n'est pas noblesse.
LES LETTRÉS. - Ceux qui ne vivent pas du travail de leurs mains doivent se soucier de la peine de ceux qui les nourrissent et prendre sur eux leur fatigue. Qu'un homme n'accomplisse pas bien sa tâche ou qu'un seul fonctionnaire ne remplisse pas ses devoirs, voilà qui doit préoccuper les ministres. L'homme de bien s'applique à agir conformément à la morale, il ne songe pas à se réjouir de la position qu'il occupe. Il fait profiter les sages des appointements qu'il reçoit et n'en jouit pas égoïstement. Gongshu Ban fut un grand politique et Wei Tch'eng un sage parce qu'ils distinguaient les hommes de talent et les faisaient profiter de leurs richesses. C'est parce que les Tcheou brillèrent par leur vertu que leurs descendants reçurent des fiefs et personne n'a jamais prétendu qu'ils les avaient eus par des intrigues. Si le duc de Tcheou (1) reçut un apanage, il le dut à ses mérites et non à sa cupidité. De nos jours, il n'en est plus ainsi. Partout règnent le népotisme et le favoritisme. Quand le père occupe une charge importante, les fils se croient tout permis. Que les maris aient une dignité importante à la Cour et les opinions de leurs femmes font la loi dans les salons. Quand on a la fortune d'un duc de Tcheou sans en avoir la vertu ou la prodigalité de Kouan Tchang sans en avoir les mérites, n'est-on pas un peu comme un boiteux qui voudrait courir ?
(1) Ministre du roi Cheng, deuxième souverain de la dynastie Tcheou. Modèle du prince parfait aux yeux de Confucius, il demanda aux dieux de le faire mourir à la place de son souverain et fut exaucé.
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