LE GOUVERNEMENT ET LE TALENT
Les affres du pouvoir.
LE GRAND SECRÉTAIRE. (piqué au vif, mais gardant toute sa morgue). - Ceux qui restent assis chez eux ne savent pas ce que c'est que de porter des charges sur le dos. Et ceux qui, sans être au gouvernement, donnent des avis ignorent les responsabilités qui pèsent sur les épaules des dirigeants.
Aujourd'hui, nous gérons toutes les provinces et les principautés de l'Empire. Nous devons recevoir les princes feudataires qui se pressent en foule à la Cour alors que l'Empire n'est pacifié ni à l'extérieur ni à l'intérieur ; nous éprouvons les affres du passeur surpris par la tempête au beau milieu du fleuve, nous en perdons le sommeil et l'appétit. Nous avons toujours quelque projet en tête, notre mémoire est encombrée par mille affaires en cours ; mais nos collaborateurs n'ont pas assez d'étoffe ni des conceptions politiques sérieuses pour nous proposer des réformes de structure. Aussi avions-nous mis tous nos espoirs en vous, comme en de nouveaux ducs de Tcheou. Alors que notre secrétariat d'État réglait les affaires courantes, nous nous sommes renseignés sur les hommes intègres de l'Empire et nous avons chaque année recruté des hommes de talent. Aujourd'hui, nous avons réuni soixante sages et lettrés de l'Empire, férus d'humanités classiques, esprits déliés et habiles orateurs, dans l'espoir que le secours de leurs lumières dissiperait les brumes de notre entendement. Qui eût pu croire que, nourrissant une foi aveugle dans le passé et une méfiance congénitale pour toute nouveauté, ils ne parleraient que de l'Antiquité sans chercher à comprendre leur époque ? Est-ce nous qui ne savons pas reconnaître un lettré quand nous en voyons un, ou bien n'est-ce pas plutôt vous qui trompez votre monde ? Ah, comme il est difficile de rencontrer de vrais sages !
À l'exception de Ni K'ouan, qui obtint un poste de Premier ministre pour ses travaux sur les Annales de la dynastie des Shang, tous les intellectuels promus à un haut rang dans l'administration, et dont j'ai entendu parler ou qu'il m'a été donné de voir, m'ont toujours paru bien médiocres en dépit du cas qu'on faisait d'eux ; je n'en ai connu aucun qui ait jamais pu résoudre les difficultés que l'Empire traversait ni mener à bien quelque entreprise.
Un artiste introuvable.
LES LETTRÉS. - Lorsque le maître charpentier Gongshu Ban travaillait une pièce de bois, il lui suffisait de régler son compas et son équerre pour que tenons et mortaises fussent parfaitement ajustés. Lorsque Shi Kouang jouait de la musique, il lui suffisait d'accorder les tuyaux sonores pour tirer des sons mélodieux de son instrument. Mais nos charpentiers modernes, incapables d'ajuster tenons et mortaises, s'en prennent au compas et à l'équerre. Nos musiciens, incapables d'harmonie, ne songent qu'à modifier la gamme. Voilà pourquoi les chevilles ne rentrent pas dans les trous qui leur sont destinés et pourquoi la musique moderne est cacophonique. L'artiste de génie est celui qui a parfaitement saisi tout le parti que l'on peut tirer de l'équerre et du compas ou des tuyaux sonores qui donnent la gamme ; l'artiste de second plan est celui qui suit la tradition sans jamais innover, mais sait reconnaître l'homme qui lui ouvrira des voies nouvelles. C'est ainsi qu'en attendant ce maître, le Premier ministre Zhao (1) s'enivrait tous les jours et que le grand officier Ni refusait d'ouvrir la bouche. Qui est chargé des grandes affaires de l'État ne se laisse pas abattre par les événements sous peine de provoquer des désordres. Qui règle les affaires mineures ne doit jamais céder à la paresse, de crainte qu'elles n'aillent à la dérive. Les Annales des printemps et des automnes affirment : « Celui qui gouverne avec hauteur d'esprit peut devenir ministre, celui qui ne s'occupe que de détails restera toujours au bas de l'échelle. » Les ministres doivent propager la morale et les rites dans la population, tandis que leurs conseillers s'occupent de la gestion administrative, organisent les réunions, etc. Les Annales de la dynastie des Shang disent : « Quand les postes importants sont aux mains d'hommes hors du commun, les fonctionnaires sont diligents, les corps de métiers travaillent vite et bien, tout se fait dans l'harmonie. » On entendait par là que lorsque chacun est à sa place et que tous accomplissent leur tâche, l'administration fonctionne sans heurt, les travaux sont menés à leur terme, les clercs remplissent leurs fonctions, les grands officiers assument leurs responsabilités, les ministres supervisent et coordonnent. L'homme d'État qui s'entoure de collaborateurs capables obtient des résultats sans avoir à se fatiguer, tandis que celui qui veut tout faire lui-même provoque la gabegie et la faillite. Le duc Huan de Ts'i se fiait à Kouan Tchang comme à ses propres yeux et à ses propres oreilles. Aussi l'unique préoccupation d'un souverain sage est-elle de découvrir des hommes de talent à qui l'on peut donner carte blanche. Y a-t-il politique plus sûre ?
Lorsque Kouan Tchang occupait le poste de Premier ministre du pays de Ts'i, il était humble, compatissant et généreux. Les lettrés talentueux affluaient à la Cour et les hommes sages ou avisés se pressaient aux portes du palais. Confucius, qui resta toute sa vie un homme du peuple sans aucune fonction officielle, réunit autour de lui plus de soixante-dix disciples, ministres ou conseillers de princes. Quelle aurait été sa suite s'il avait pu traiter les gentilshommes de l'univers avec des appointements de grand dignitaire ! Or vous, qui occupez des postes de ministres et recevez des émoluments confortables, vous n'êtes même pas capables de vous attacher des êtres d'élite ; manqueriez-vous des qualités nécessaires pour les attirer ? L'empereur Yao promut Chouen : il le reçut chez lui et le prit pour gendre. Le duc Huan distingua Kouan Tchong : il l'hébergea et en fit son précepteur. L'un était Fils du Ciel et donna sa fille à un roturier ; il sut allier à sa maison des esprits hors pair ; l'autre était de sang noble et se choisit pour maître un plébéien ; il avait l'art de recevoir ses hôtes. Les sages allaient à eux sans réticence comme les ruisseaux vers la rivière. Or vous, qui ne savez pas recevoir ni traiter les lettrés comme Tchao de Yan, ni vous réjouir de la compagnie des sages comme dans le chant « Le Cerf brame » du Livre des odes, vous nourrissez les ambitions d'un Tsong Wen ou d'un Tseu Kiao. Vous écartez les hommes de bien et jalousez leur talent. Vous glorifiez votre propre intelligence et rabaissez celle des autres, trop imbus de vous-mêmes pour demander conseil. Vous méprisez les lettrés et n'avez pas d'amis. Vous cherchez à impressionner les sages par les fonctions que vous exercez et à en imposer aux intellectuels par l'argent que vous gagnez. On comprend que, dans ces conditions, il vous soit difficile d'accepter des leçons des lettrés !
Le Grand Secrétaire, confondu, reste silencieux. Les lettrés et les sages poussent de longs soupirs.
1. Eunuque et ministre de Ts'in Che Houang Ti (le Premier Auguste Empereur) exécuté en 207 avant Jésus·Christ.
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