Voici la suite de cet étonnant débat qui s'est tenu il y a plus de 2 000 ans à la cours de l'empereur chinois
LA GUERRE ET LA PAIX
Échec de la douceur.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - La dynastie des Han a dépensé, depuis son avènement, des sommes exorbitantes en cadeaux offerts aux Khans barbares, afin d'acheter leur tranquillité et de nouer avec eux des relations pacifiques. Mais, oubliant nos largesses, ils reprenaient bientôt leurs exactions avec une ardeur renouvelée. Le défunt empereur Wou, voyant que la douceur avait échoué, décida d'user de la manière forte et, réunissant les meilleurs officiers, leva des troupes d'élite pour en venir à bout une fois pour toutes. Leurs faits d'armes, connus de tout l'Empire, sont encore présents dans les mémoires. Comment pouvez-vous dire qu'on a lâché la proie pour l'ombre ? D'autant qu'une paix achetée honteusement ne peut rien donner de bon ; lorsqu'on n'agit que dans l'intérêt du moment, on risque fort de s'en repentir. Le vrai sage, celui qui dédaigne la morale vulgaire et n'est pas englué dans les règles, agit selon les circonstances. Aussi la foule a-t-elle toujours tenu en suspicion ses projets ; trop bornés pour mesurer la profondeur de ses calculs, elle n'en comprend les raisons qu'une fois la réussite acquise. Et vous êtes comme elle, aveugles à ce qui vous crève les yeux.
Choix de la force.
LES LETTRÉS. - Il n'y a pas si longtemps, les Huns étaient nos alliés et les barbares Yi envoyaient le tribut. La confiance régnait entre prince et vassaux, entre la Chine et ses protectorats. Le souverain n'avait pas à déplorer la turbulence des barbares. L'administration ne demandait pas trop à ses administrés et dispensait ses largesses aux nécessiteux. Le peuple jouissait d'un bonheur paisible, le pays ne connaissait pas de troubles. Les paysans labouraient la terre pour nourrir la nation et les femmes tissaient pour la vêtir. Les greniers des particuliers étaient pleins et l’État prospère.
Par la suite, une politique belliciste remplaça la conduite pacifique des affaires. On fatigua l'armée et épuisa le peuple dans de vaines conquêtes. On créa des commanderies en plein désert, que leurs habitants étaient fort en peine de défendre. De véritable enceintes de chariots assurèrent leur protection et de lourds convois leur approvisionnement. Nous voyons les échecs de votre politique, non ses réussites.
L'Empire et les hordes.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les Huns n'ont simulé la soumission que pour nous soutirer de l'argent et des richesses. Un Chinois peut-il rester serein lorsqu'il voit sa bonne foi trompée par des sauvages ? L'empereur Gao pacifia les neufs préfectures chinoises par le glaive. Et on devrait avoir des ménagements pour les barbares ! Il y a des différences de rang et de fortune entre les simples hommes du peuple qui vivent dans les hameaux, et il n'y en aurait pas entre le maître d'un aussi vaste empire que la Chine et des hordes de barbares ? Les multitudes qui peuples notre Empire et la puissance de nos armées ne sauraient pas les repousser ? Croyez-vous que les Trois Souverains de l'Antiquité auraient toléré de voir la couronne impériale bafouée au-delà de la Grande Muraille et de payer un tribut à des sauvages pleins de morgue ?
Le cheval épuisé.
LES LETTRÉS. - De même qu'un bon cocher ne surmène pas son cheval pour brûler les étapes, un bon gouvernant n'épuise pas son peuple pour étendre ses possessions. Zaofu, le maître cocher, n'emballait jamais ses chevaux, un bon roi ne s'écarte jamais de la vertu. Ts'in mit le mors du profits à la bouche de son peuple pour lui faire chevaucher l'univers tout entier ; il lui laboura le flanc de sa cravache. Et plus la monture montrait des signes d'épuisement, plus il la cravachait. Si bien que le cheval finit par désarçonner le cavalier. Il mordit la poussière, non que la population de son empire ne fût nombreuse ou qu'il ne disposât pas de forces suffisantes, mais parce qu'il s'aliéna les sympathies de ses sujets et s'attira l'hostilité de tous les peuples. Personne ne voulait plus le servir. Alors, le valeureux fondateur de la présente dynastie put pacifier l'Empire par le glaive. Verrait-on le peuple se plaindre et les premiers Rois Sages se retourner dans leur tombe si les princes de nos deux peuples faisaient la paix, amenant la tranquillité dans l'Empire pour plusieurs décennies ?
Importance des frontières.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les frontières sont à la Chine ce que les membres sont au cœur et aux viscères. Lorsque la peau prend froid, les organes sont atteints. Si dans un organisme vivant l'extérieur et l'intérieur sont solidaires dans leur réaction à la douleur, ne doivent-ils pas l'être aussi dans la lutte contre l'agression ? Les dents ont froid sous les lèvres, le cœur est atteint quand les membres sont touchés. Un homme amputé de ses mains et de ses pieds est perdu, un pays sans frontière est voué à la destruction.
L'empereur Wou des Han avait levé une armée pour faire justice de ces Huns maudits. Il leur infligea une cuisante défaire à Qilian et à Tianshan, dispersa leurs troupes ; il s'avança triomphalement vers le nord jusqu'à Longcheng, où il encercla toute leur armée. Leurs Khans, pris de panique, ne purent que s'enfuir vers le nord pour sauver leur misérable vie. Nous fîmes plus de dix mille tués et prisonniers. Les archers de la steppe ainsi que leurs chefs vêtus de peaux en ressentirent une sainte terreur. Leurs troupes en déroute allèrent se réfugier au fin fond de la steppe pour réparer leurs pertes.
Le barbare hun Xie passa de notre côté avec ses armées. On créa ainsi cinq protectorats qui avaient pour but de repousser les envahisseurs du nord. La bande de territoire qui s'étend de la Grande Muraille jusqu'aux montagnes qui bordent la courbe du fleuve Jaune ne fut plus troublée par les incursions des Huns. L'empereur proclama un édit qui mettait fin aux transports de grain à la frontière et allégeait la corvée. Le peuple, un moment mis durement à contribution, vit ses efforts récompensés.
Marteau-pilon pour une mouche.
LES LETTRÉS. - Autrefois, la guerre ne servait pas à conquérir des territoires, mais à mettre fin aux fléaux qui ravageaient les nations. Celle-ci demandait l'intervention des troupes, comme les paysans implorent la pluie en période de sécheresse. Ils allaient au-devant des armées royales leur offrir de la nourriture et ud vin. Les rois Tang et Wu surent gagner les cœurs de tous les peuples en se préoccupant de leurs maux et en s'apitoyant sur leur sort. Mais le roi Ts'in fut emporté dans la tourmente révolutionnaire après avoir perdu toute sa puissance pour n'avoir pas respecté la vie de ses sujets. Mencius a dit : « Le prince qui ignore la charité et la justice et tente de dicter sa loi par la force périra malgré ses victoires ». L'empire des Ts'in s'écroula pour des causes bien plus profondes que la mort du maréchal Meng Tian ou la fronde de ses seigneurs.
Par la suite, la puissance des Huns ayant grandi, leurs tribus empiétèrent sur les domaines des princes feudataires chinois. Puis, chassant les émirs des petits royaumes d'Asie centrale, ils prirent la tête de tous les cavaliers et archers nomades et unirent sous leur commandement les peuples de la steppe qui, ressoudés comme une seule et même famille, sont devenus presque invincibles. Vous-mêmes avez été, à l'égard des barbares, le principal artisan de la politique de l'empereur précédent : votre stratégie consistait à tenir les territoires d'Asie centrale en s'emparant des positions-clefs. Mais attaquer les Huns avec la force de tout l'Empire, c'est comme vouloir écraser une mouche avec un marteau-pilon. Pourtant, l'empereur approuva votre politique. Vous vous êtes vanté de vos conceptions brillantes. Toutefois, malgré les fonctions importantes que vous occupez dans l’État, depuis une dizaine d'années, d'abord comme surintendant aux grains puis comme ministre, nous n'avons jamais vu que vous ayez obtenu des résultats. Loin d'avoir mordu la poussière, les Huns continuent à nous narguer, tandis que notre peuple s'épuise. De vos expéditions, la Chine sort affaiblie et les Huns renforcés. Est-ce là le plan d'un homme d’État habile ?
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