Voici la 22ème partie de ce débat ancestral : sans doute le cœur des doléances des Sages et des Lettrés, à propos des inégalités de l'époque. Une fois n'est pas coutume, les Sages et les Lettrés usent très peu de rhétorique ; simplement, ils tenter de dresser la liste la plus complète et la plus représentative possible des injustices matérielles de leur temps. Avant qu'elle ne commence, cette liste est précédée d'une demande de la part de Premier Ministre : « J'aimerais savoir ce que vous entendez par l'inégalité des richesses ? »... Quel plaisir, après 21 chapitres pendant lesquels il restait droit dans ses bottes, de le voir ainsi faire tomber un peu de son armure !
Des cigales en automne.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Je pensais que les sages, hommes de talent, allaient nous apporter quelques lumières ; mais à écouter leurs raisonnements, ils me font penser à des chariots barbares qui se suivent à la queue leu leu en faisant un vacarme de tous les diables. Vous connaissez les cigales ? En été, elles vous percent le tympan, mais sitôt venue la bise d'automne, on ne les entend plus. Vous nous chantez toujours le même refrain sans vous douter de ses conséquences funestes quand le malheur fondra sur vous. Et quand le malheur est là, vous vous taisez, mais il sera trop tard.
LE PREMIER MINISTRE. - J'aimerais savoir ce que vous entendez par l'inégalité des richesses ?
Le profit et les plaisirs.
LES SAGES. - Palais, équipages, vêtements et vaisselle, funérailles, sacrifices et banquets, musiques, femmes et divertissements sont des plaisirs auxquels les hommes ne veulent pas renoncer. C'est pourquoi les sages ont établi des règles pour, tout au moins, les limiter. Il y a peu, les politiciens qui se trouvaient au gouvernement décidèrent de mettre le profit au premier rang de leurs préoccupations et négligèrent les rites et le sens moral. Aussi le peuple devint-il arrogant et se mit-il à transgresser les règles. On peut mettre en parallèle l'Antiquité avec les temps actuels : jadis, on ne mangeait que les fruits de la saison et n'acceptait à sa table que les animaux tués de la façon convenable. On ne posait pas de filets et de collets dans les étangs, on ne ruait pas les animaux aux poils de plusieurs couleurs. De nos jours, les riches tendent des filets aux mailles serrées, attrapent les oisillons et les faons. Ils vivent dans l'insouciance et s'adonnent à la boisson. Ils jettent leurs filets dans tous les fleuves. On sacrifie des agneaux, tue des porcelets, plume des oisillons. Au printemps, on mange des oies et en automne des poulets. En hiver, on a de la mauve et à la morte saison du poireau ; bref, on mange de la coriandre, du gingembre, de la renouée et autres épices, des champignons, toutes sortes de bêtes ainsi que des fruits rares.
Des cavernes aux balustrades.
Jadis, on habitait des demeures à toit de chaume dont les poutres n'étaient pas équarries, quand ce n'était pas des huttes de terre ou des cavernes. On les jugeait des abris suffisants pour se garder du soleil et du froid, de la pluie et du vent. Plus tard, il y eut des maisons dont les poutres n'étaient pas sculptées ni le chaume taillé. On ne se servait ni de la hache ni du rabot ; on ignorait les ponceuses et les meules. Les grands officiers n'avaient droit qu'à des poutres et les simples nobles à une poutre faîtière taillée. Les hommes du peuple se construisaient des maisons de rondins. De nos jours, les riches veulent des balustrades torsadées, les murs extérieurs des maisons sont décorés ou peints à la chaux. Jadis, on ne vendait pas sur les marchés de vêtements qui ne répondaient pas aux nonnes, ni d'ustensiles qui n'avaient pas d'usage précis. Maintenant, on sculpte des objets qui ne sont pas conformes aux anciennes réglementations, on grave, sculpte et décore des bibelots superflus. Ce ne sont plus que vêtements aux teintes trop subtiles et parures multicolores. On se distrait avec des hommes de peu et on se mêle aux femmes. On se livre à toutes sortes de jeux, courses de chevaux, combats de tigres. On trouve sur les marchés des jongleurs et des acrobates, des animaux étranges et des musiciennes exotiques.
Chevaux et équipages.
Jadis, les princes feudataires n'avaient pas le droit d'élever leurs propres chevaux. Quand l'empereur en donnait l'ordre, ils se rendaient avec leur char dans les pâturages impériaux. Les roturiers n'utilisaient le cheval que pour se décharger d'un travail pénible. Ainsi, en campagne, il tirait le char et, en temps de paix, la charrue. De nos jours, les riches vont en grand équipage, suivis d'une longue escorte de cavaliers. Ils ont des quadriges et des voitures pour les femmes tirées par quatre chevaux. Les classes moyennes ont des cabriolets à moyeux courts. Ils nattent les crinières et ornent les sabots : un cheval, dans une écurie, mange la nourriture de six personnes et occupe la journée d'un homme en pleine force.
La soie et les brocarts.
Dans l'ancien temps, ce n'étaient que les vieillards, parmi les roturiers, qui avaient le droit de porter des vêtements de soie. Les autres devaient se contenter d'habits de chanvre. C'est d'ailleurs pour cela qu'on appelle les hommes du peuple « les hommes habillés de toile ». Puis, par la suite, on se vêtit de vêtements de toile à doublure de soie, à col droit et ne descendant pas au-dessous du genou, ou de vestes ouatées, sans bordures. Les vêtements de gaze, les brocarts ou les robes brodées étaient le privilège des princes et des impératrices. Les robes de soie sauvage et la tunique de soie doublée étaient réservées à la célébration des mariages. C'est pourquoi les soies brodées et les toiles légères ne se trouvaient pas sur les marchés. De nos jours, les riches portent des parures de brocart et des mousselines de soie ; les gens du commun portent des vêtements qui étaient jadis l'apanage des impératrices, et dans les occasions les plus ordinaires on se permet de revêtir des parures que l'on ne portait que dans les circonstances les plus solennelles, comme le mariage. Mais si le prix de la soie de belle qualité est deux fois plus élevé que celui de la soie brute, celle-ci est deux fois plus utile.
Charrettes et carrosses.
Jadis, les charrettes en bois n'avaient pas de cerclages, les chars à bancs n'avaient pas de ridelles. Par la suite, on construisit des voitures à fenêtres, sans voilage, à moyeux longs et à rayons serrés, dont les roues étaient parfois entourées de paille. Elles étaient surmontées d'un parasol de jonc, très simple, sans décorations de fils de soie laquée. Les grands officiers et les nobles avaient des chars aux roues cerclées de bois, au fond de cuir souple, tandis que les plébéiens n'avaient droit qu'à des voitures laquées, avec une grande ouverture et une roue unique. À présent, les dais des carrosses des riches roturiers sont retenus par des crochets de bronze damasquinés d'or et d'argent. Des bannières de soie flottent au vent et les poignées des portières sont enveloppées de brocart. Les plébéiens mettent des mors niellés d'or à la bouche de leurs chevaux et attachent à leur cou des brides ornées de grelots, tandis que les moyeux de leurs chars sont protégés par des parements guillochés.
Les pelisses et les manteaux.
Jadis, on portait une simple pelisse de peau de cerf dont on n'avait pas retiré les pattes ni les sabots et un bonnet de cuir. Puis les grands officiers et les nobles s'enveloppèrent dans des pelisses de ventre de renard et de marmotte, ils revêtirent des tuniques fourrées d'agneau à parements de léopard, tandis que les roturiers portaient des culottes de peau et des caleçons longs, des chaussures de cuir et une ceinture de peau. De nos jours, les riches s'habillent de manteaux de zibeline, de renard blanc ou bien de vestes molletonnées de duvet de canard. Les classes moyennes se parent de vêtements de feutre brodés d'or, et n'hésitent pas à porter des pelisses en marmotte de la région de Yan ou en poulain du pays de Dai.
La monte.
Jadis, les plébéiens montaient les chevaux à cru et utilisaient des cordes en guise de brides. Ils portaient des bottes de cuir et des selles de peau. Puis ils adoptèrent des selles de feutres et des mors de métal non ouvragé. Mais, de nos jours, les riches habillent leurs chevaux avec des oreillettes de cuir, ils les parent d'aigrettes d'argent, leur mettent des mors incrustés d'or et les recouvrent de couvertures en feutre ou en lourde soie guillochée. Ils leur font porter des pendentifs de jade ou des breloques barbares. Les simples roturiers utilisent des peaux séchées et tannées, laquées et brodées de fils de soie multicolores.
La vaisselle.
Jadis, on buvait dans des trous creusés à même le sol. On ignorait l'usage des coupes, des verres à pied et de tout récipient. Puis les roturiers utilisèrent les récipients de bambou, la vannerie, la poterie ou encore les calebasses. Seuls les vases sacrificiels, les coupes pour les libations, les soupières de cérémonie étaient décorés ou laqués. Mais, maintenant, les riches se servent de vases à col d'argent et à anses d'or, de pichets de métal précieux et de coupes de jade. Les classes moyennes utilisent des bols de laque qui sortent des ateliers de Yewang, des gobelets du Sseu tchouan damasquinés. Un gobelet incrusté coûte dix fois plus cher qu'un simple récipient de bronze qui rend les mêmes services.
Festins rituels et ripailles.
Jadis, nos ancêtres mangeaient du mil grillé et des morceaux de porc qu'ils déchiquetaient avec les doigts. Au cours des grands festins rituels, les vieux avaient droit à plusieurs rations tandis que les jeunes se tenaient debout et n'avaient droit qu'à une part de viande et un verre de vin. Et encore n'était-ce que lors de ces banquets communaux que l'on faisait bonne chère. Par la suite, on eut droit à du bouillon de haricot et à du riz blanc ainsi qu'à de la viande séchée et, lors des noces, à des grillades. De nos jours, tout est prétexte à ripailles, même les repas les plus ordinaires ; les ragoûts s'entassent en montagnes, les rôtis s'empilent sur les tables. On sert du bouillon de tortue, de la carpe en hachis, de l'émincé de faon, des œufs de poissons, des cailles rôties et des oranges, des terrines de poisson-globe, du pâté de lamproie et toutes sortes de mets extraordinaires.
Travail et beuveries.
Jadis, les hommes labouraient au printemps, sarclaient en été, moissonnaient en automne et engrangeaient en hiver. Ils travaillaient du matin au soir et même parfois durant la nuit. « Le jour nous recueillons la paille, le soir nous tressons des cordes ; hâtons-nous de monter sur les toits pour les réparer. Au printemps, nous sèmerons les différentes sortes de céréales. » C'est en ces termes que le Livre des odes glorifie les travaux des champs du temps jadis. En dehors des fêtes des moissons et du nouvel an, on ne prenait jamais de repos. On ne consommait pas d'alcool, on ne mangeait de la viande qu'à l'occasion des grands sacrifices. Mais, maintenant, noces et fiançailles, tout est occasion de banqueter et les festins se suivent sans interruption. La moitié de la population ne dessoûle pas du matin au soir. On délaisse son travail, on abandonne ses occupations et on s'étonne encore de n'avoir le temps de rien faire !
Bouchers et charcutiers.
Jadis, les roturiers se contentaient de riz grossier et de légumes. On ne servait de vin et de viande que lors des fêtes de fin d'année ou dans les grands sacrifices. Les princes feudataires ne tuaient pas de bœufs ou de moutons sans une occasion exceptionnelle, et les grands officiers et les nobles ne servaient pas des chiens ou des porcs pour leur ordinaire. À l'heure actuelle, bouchers et charcutiers, tant à la ville qu'à la campagne, abattent et préparent des viandes, même les jours qui ne se signalent par aucune fête. On se rassemble dans la campagne, on s'en va avec une charge de blé et on revient avec un quartier de viande. Or la viande d'un cochon d'un an vaut quinze boisseaux de grain, soit la consommation de céréales de deux semaines d'un travailleur de force.
La cohue des sacrifices.
Jadis, les roturiers se contentaient de poissons et de haricots pour les offrandes, ils ne sacrifiaient à leurs ancêtres qu'au printemps et à l'automne. Un noble n'avait qu'une pièce de sa maison consacrée aux tablettes de ses ancêtres, un grand officier en avait trois. À la date convenable, ils faisaient les sacrifices aux cinq dieux du foyer, se contentant de vouer un culte aux seules divinités domestiques. Mais, de nos jours, les riches n'hésitent pas à sacrifier aux cinq pics célèbres ; ils font des offrandes aux montagnes et aux rivières. Ils tuent des bœufs, jouent du tambour et donnent des spectacles de musique et de danse. Ils organisent des pantomimes où se produisent des danseurs masqués. Même les classes moyennes sacrifient aux esprits, construisent des pavillons à étages au bord de l'eau, égorgent moutons et chiens, jouent de la cithare et de la flûte. Les couches les plus pauvres de la population servent à leur table des poulets et des porcs assaisonnés aux cinq parfums. Ils ne songent qu'à prolonger les jours fériés et à prendre des jours de repos. Lors des fêtes, c'est la cohue sur les lieux de sacrifices.
Jadis, on cherchait le bonheur par une conduite vertueuse. C'est pourquoi les sacrifices étaient peu nombreux. On tentait de se rendre les cieux favorables en pratiquant la charité et l'équité, aussi avait-on rarement recours à la divination. Mais, de nos jours, les hommes, si relâchés dans leurs mœurs, se montrent extrêmement attentifs aux esprits. Ils négligent les rites mais sont fort rigoureux en ce qui touche aux sacrifices. On méprise ses proches pour se concilier les puissants. Bien qu'on n'en fasse qu'à sa tête, on a une confiance aveugle dans les horoscopes. Si par malheur, après les charlataneries survient quelque heureux succès, on abandonne totalement la réalité pour se fier à une fortune illusoire.
Sorciers et charlatans.
Jadis, l'homme de bien était attentif à pratiquer la vertu, l'homme du commun s'appliquait à bien faire son travail. C'est pourquoi tous deux méritaient leur nourriture. Mais, à notre époque, sévissent des charlatans qui se font passer auprès du peuple pour des sorciers et en tirent de substantiels bénéfices. Pour peu qu'ils aient le cuir épais et la langue bien pendue, ils amassent des fortunes considérables. C'est ainsi que des fainéants abandonnent les travaux des champs pour étudier auprès d'eux. Voilà pourquoi il y a tant de mages et d'invocateurs dans les villages et les marchés.
Literie et voilages.
Jadis, il n'existait pas de lits à montants, et l'on n'utilisait pas de bancs ou de tables. Par la suite, les hommes du commun fabriquèrent des lits non équarris tandis que le jonc était réservé aux grands officiers. Mais, maintenant, les riches ont des lits à baldaquin dont les tentures sont en lourds brocarts, des paravents somptueusement décorés et des étagères incrustées. Des tentures de soie épaisse et des voilages protègent le sommeil des classes moyennes. Et, dans leurs appartements, ce ne sont que peintures éclatantes, meubles et vaisselle de laque rouge ou noire.
Tapis et peaux.
Jadis, on ne connaissait que les tapis de peau ou d'herbe. On ne couvrait jamais le sol de nattes de jonc tressé ou de tapis de feutre, Par la suite, les nobles eurent des nattes épaisses et des tapis de paille de deux épaisseurs ou encore des nattes de jonc. Les hommes du commun firent usage de nattes de paille à trame de corde ou de simples tapis de bambou, Maintenant, les riches s'assoient sur des tapis brodés, des nattes de jonc souples et moelleuses, tandis que les classes moyennes recouvrent leurs planchers de peaux de loups ou de tapis de feutre d'Asie centrale, de nattes de jonc tressées, et utilisent des escabeaux et des sièges.
Boutiques et plats préparés.
Jadis, on ne vendait pas de mets tout préparés. Par la suite, apparurent des boucheries, des marchands de vins, des charcuteries, des poissonneries et des vendeurs de sel sur les marchés. Maintenant, on trouve partout des boutiques qui vendent des plats tout préparés. Ragoûts et viandes cuisinées envahissent les étalages. Si l'on n'est pas très ardent pour aller au travail, on est fort pressé de se remplir le ventre. On se régale d'émincé de porc, d'omelette à l'échalote, de pâté de chien et de bouillon de cheval, de poisson bouilli, de foie haché. Il y a aussi du mouton mariné, du poulet fumé, du lait de jument fermenté, des tranches d'estomac séchées, du mouton bouilli, des gâteaux à la pâte de haricot, du bouillon de poussin, de la soupe d'oie sauvage, des ormeaux fermentés, des courges sucrées, du sorgho grillé et des brochettes à la mode barbare.
Musiciens et chanteurs.
Jadis, il n'existait pour instruments de musique que les tambours de terre ou des mortiers et des pilons. On frappait sur du bois creux ou sur des pierres sonores pour exprimer sa joie. Par la suite, les ministres et les grands officiers eurent des batteries de pierres sonores, les nobles jouèrent du luth et de la cithare. Jadis, dans les grands banquets populaires, on jouait de la cithare ou frappait sur des tambours de terre ; il n'y avait pas de musique savante ni d'airs aux variations compliquées. Mais, de nos jours, les riches possèdent toutes sortes d'instruments : cloches, tambourins et autres, et entretiennent des chanteurs. Les classes moyennes jouent de la guitare, grattent de la cithare et font exécuter chez eux les danses de Zheng et des chants de Zhao.
Rites funéraires.
Jadis, un simple cercueil de terre cuite suffisait à recueillir la dépouille mortelle, ou bien un cercueil de bois entouré de terre calcinée suffisait pour protéger les ossements. Par la suite, le premier cercueil fut en bois de paulownia non décoré, et le second en bois ordinaire. Mais, de nos jours, les riches entassent dans les tombeaux toutes sortes d'objets, les classes moyennes se font construire des cercueils extérieurs en chêne et intérieurs en bois d'orme. Les pauvres eux-mêmes sont recouverts d'un linceul décoré, et le corps est enveloppé dans un sac de soie molletonnée.
Jadis, les objets funéraires ne consistaient qu'en simples reproductions d'objets réels pour montrer qu'on ne s'en servait pas. Par la suite, on mit dans le cercueil des hachis de viande, des chevaux de bronze, des figurines de bois ou de terre cuite. Ces objets étaient encore frustes. Mais, de nos jours, on enfouit avec les morts d'incroyables richesses, et les biens qu'on abandonne dans les tombeaux sont les mêmes que ceux qu'utilisent les vivants. Les fonctionnaires des commanderies et des préfectures font sculpter des statuettes de leurs suivants, construire des modèles réduits ou des maquettes de bateaux avec leurs rames, et de chars avec leurs roues. Les simples roturiers, qui parfois n'ont même pas de linge de corps, commandent des figurines en bois de catalpa, revêtues de brocarts et de soies fines.
Jadis, il n'y avait pas de tumulus sur les tombes, ni d'arbres. Retournés chez eux après avoir enseveli la dépouille mortelle, les parents du défunt apaisaient ses mânes par un sacrifice accompli dans la chambre à coucher. Il n'existait ni tertre, ni salle particulière, ni temple des ancêtres. Par la suite, les roturiers élevèrent des tumulus au-dessus des tombes, d'une hauteur de quelques pieds afin que le cercueil fût parfaitement recouvert. De nos jours, les tumulus des riches sont devenus de vraies montagnes sur lesquelles poussent de véritables forêts. On y élève des terrasses et on y creuse des galeries, on bâtit des tours et des pavillons à étages. Les classes moyennes se font construire des salles d'offrandes et des pavillons protégés par des écrans. Elles entourent les tertres de grillages et de murs.
Jadis, lorsqu'il y avait un deuil chez un voisin, on arrêtait les pilons, on cessait de chanter. Lorsque la famille voisine de celle où Confucius demeurait fut frappée d'un deuil, Confucius ne mangea pas à sa faim. Là où un fils pleurait son père, le maître s'abstenait de jouer de la musique. À présent, les deuils sont l'occasion de se divertir, on mange, on boit, on chante et on plaisante, bref, ce ne sont que fêtes et ripailles.
Jadis, on servait les vivants avec amour et on accompagnait les morts avec tristesse à leur dernière demeure. Les lois instituées par les sages n'étaient pas de vains ornements. Mais, de nos jours, alors qu'on néglige les vivants, on se glorifie de dépenses extravagantes pour les morts, bien que l'on ne ressente aucun chagrin. On croit manifester de la piété filiale par des funérailles somptueuses et s'acquérir ainsi un certain lustre auprès du vulgaire. On dilapide ses biens, dans le vain espoir de paraître plus pieux que le voisin.
Épouses et concubines.
Jadis, la règle était qu'un homme fondât un foyer en n'épousant qu'une seule femme. Par la suite, il fut établi qu'un simple noble aurait droit à une concubine, un grand officier à deux, qu'un prince feudataire pourrait épouser un groupe de neuf sœurs et cousines, jamais plus. Maintenant, les seigneurs ont plus de cent femmes, les grands dignitaires dix et plus, les gens aisés ont servantes et esclaves, et les riches des concubines plein leurs demeures. C'est ainsi que, tandis que les filles languissent dans les gynécées, les hommes ne trouvent pas de compagne jusqu'à la fin de leurs jours.
Innovations et réussite.
Jadis, on réparait les pertes d'une mauvaise année par les abondantes récoltes de l'année suivante. On conservait les vieux usages et n'inventait jamais. Mais, aujourd'hui, les artisans ont la rage de l'innovation, et les fonctionnaires changent constamment d'opinion. Quelles que soient les circonstances, on dissimule ses sentiments véritables, on ne rêve que de réussite, on se préoccupe uniquement de sa position sociale. On n'accumule les succès que pour se faire un nom, et personne ne songe à adoucir les misères endurées par le peuple. Les champs ne sont pas labourés, mais on embellit les bourgs et les villes. Les bourgs se dressent sur des décombres, mais on hausse encore leurs murailles.
Des animaux gavés.
Jadis, le travail des hommes n'était pas gaspillé pour nourrir des animaux, et on ne dilapidait pas les richesses du pays dans l'alimentation des chiens et des chevaux. C'est pourquoi les hommes avaient des biens et des forces à revendre. Mais, maintenant, la peine des cultivateurs sert à engraisser des bêtes étranges et des animaux sauvages qui ne sont d'aucune utilité. Tandis que le peuple n'a même pas une chemise à se mettre sur le dos, les chiens et les chevaux des riches sont recouverts d'habits brodés. Le peuple à la noire chevelure n'a même pas la balle du riz pour se nourrir, mais les oiseaux et les animaux des grands se gavent de sorgho et de viandes.
Belle vie des esclaves.
Jadis, les grands avaient à cœur les affaires de l'État et utilisaient le peuple conformément aux saisons. Le Fils du Ciel considérait les sujets de son empire comme des membres de sa famille. Ses domestiques et ses servantes participaient aux travaux publics quand le besoin s'en faisait sentir. Telle devrait être sa conduite, aujourd'hui comme autrefois. Mais, de nos jours, les employés de l'État entretiennent chez eux un grand nombre d'esclaves grassement nourris et chaudement vêtus sans le mériter par leur travail. Loin de mettre leur énergie au service de l'État, ils ne s'occupent que d'affaires personnelles et de bénéfices frauduleux. L'administration perd ainsi le fruit de leur travail et, tandis que le peuple n'a pas un panier de riz de réserve, les esclaves d'État accumulent des mille et des cents. Le laboureur est courbé sur la charrue du matin au soir, alors que les esclaves se promènent et se divertissent.
Les barbares se tournent les pouces.
Jadis, on était amical avec ses proches et distant avec les étrangers. On estimait ceux de sa caste et méprisait ceux qui n'étaient pas de son rang. On ne récompensait pas ceux qui ne s'étaient pas illustrés par quelque action d'éclat. On ne nourrissait pas de bouches inutiles. Aujourd'hui, bien que les barbares Man et Bo n'aient jamais rien fait en notre faveur, l'État leur a accordé des privilèges exorbitants. N'ont-ils pas reçu des palais et des villas ? La manne impériale s'est déversée sur eux avec une telle prodigalité qu'ils s'engraissent sur le pays à ne rien faire. Mais nos malheureux paysans meurent de faim, tandis que les sauvages s'empiffrent de viandes et se gorgent de vins. Le peuple à la noire chevelure sue sang et eau à retourner la terre, tandis que les barbares restent les bras croisés ou se tournent les pouces.
Luxe de la chaussure.
Jadis, les roturiers portaient des chaussures de corde ou de paille ou de simples sandales de cuir à courroies de soie. Par la suite, on eut des chaussures à courroies de cuir grossier ou bien des chaussons de peau. Mais, de nos jours, les riches portent des chaussures faites par des bottiers célèbres, fines et élégantes, doublées de soie et ornées de cordons, au talon décoré de franges et de galons. Les classes moyennes portent des socques de bois odoriférant, qui ont demandé beaucoup de temps pour être sculptées, ou encore des espadrilles en paille spéciale, les concubines et les esclaves sont chaussés d'escarpins de cuir ou de babouches de soie. Même les plus humbles ont des chaussures de paille souplement tressée recouverte d'une fine résille, et décorées d'un pompon.
Fantasmagories du Premier Empereur.
Jadis, les sages exerçaient leur corps et cultivaient leur esprit. Ils modéraient leurs désirs mais donnaient libre cours à leurs affections. Ils vénéraient le ciel et la terre, se montraient charitables et marchaient sur le sentier de la vertu. Vers le ciel montait le parfum des offrandes odorantes qui réjouissaient le Seigneur d'en haut. Aussi le Ciel accordait la longévité aux hommes et leur dispensait d'abondantes récoltes. C'est ainsi que Yao fut marqué au front de signes divins et régna sur la Chine pendant plus de cent ans. Mais, par la suite, l'empereur Ts'in Che Houang Ti guetta les signes étranges. Il croyait en toutes sortes de prodiges. Il envoya Lu Sheng (1), Mengao Xian, Xu Shi (2) et d'autres chercher dans la mer l'élixir d'immortalité. À Yan et à Ts'i, on abandonna la charrue et la bêche pour discuter magie et saints taoïstes. On vit de longues foules se rendre à la capitale parce qu'ils avaient entendu dire que les Immortels mangeaient de l'or et buvaient des perles fondues et vivaient aussi longtemps que l'univers. Alors l'empereur fit plusieurs expéditions vers les Cinq Montagnes Cardinales. Il se rendit dans ses palais au bord de la mer, obsédé par les Immortels des îles Penglai et d'autres fables du même tonneau.
Le dérèglement général.
La magnificence des maisons est la plaie des forêts. Le raffinement des objets est la plaie des ressources naturelles ; la somptuosité des parures est la plaie du chanvre et de la soie ; le raffinement de la chère donné aux chevaux et aux chiens est la plaie des céréales ; la voracité des sujets, la plaie des viandes et des poissons ; l'extravagance des dépenses, la plaie des greniers et des magasins ; l'incurie dans la régulation des stocks, la plaie des campagnes ; le dérèglement dans les funérailles et les sacrifices, la plaie des vivants. Le gaspillage et les perpétuelles innovations sabotent l'industrie. Lorsque les artisans et les commerçants tiennent le haut du pavé, l'agriculture ne peut que péricliter. Et quand une coupe ou un simple gobelet nécessite le travail de cent hommes et que la confection d'un paravent occupe des myriades d'ouvriers, le mal est grand. Les yeux sont éblouis par le chatoiement des couleurs, les oreilles charmées par les accents de la musique. L'oisiveté a amolli les membres, les saveurs douces et croquantes de mets exquis ont perverti les palais. On ne s'adonne plus qu'à des activités frivoles, on dilapide sa fortune pour des futilités. Et pourtant, chaque homme n'a qu'une bouche et qu'un estomac. Lorsqu'un pays connaît de telles disparités dans la répartition des biens, le gouvernement est affaibli, tout comme est menacée la vie d'un homme dont les organes sont déréglés.
LE PREMIER MINISTRE. - Comment guérir le mal ?
1. Magicien et alchimiste.
2. Ayant persuadé l'empereur de rechercher les îles des Immortels, il partit en 219 pour la mer de Chine avec plusieurs milliers de jeunes gens et de jeunes filles. De cette expédition, personne ne revint jamais.
LE GRAND RÉQUISITOIRE DES SAGES
Des cigales en automne.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Je pensais que les sages, hommes de talent, allaient nous apporter quelques lumières ; mais à écouter leurs raisonnements, ils me font penser à des chariots barbares qui se suivent à la queue leu leu en faisant un vacarme de tous les diables. Vous connaissez les cigales ? En été, elles vous percent le tympan, mais sitôt venue la bise d'automne, on ne les entend plus. Vous nous chantez toujours le même refrain sans vous douter de ses conséquences funestes quand le malheur fondra sur vous. Et quand le malheur est là, vous vous taisez, mais il sera trop tard.
LE PREMIER MINISTRE. - J'aimerais savoir ce que vous entendez par l'inégalité des richesses ?
Le profit et les plaisirs.
LES SAGES. - Palais, équipages, vêtements et vaisselle, funérailles, sacrifices et banquets, musiques, femmes et divertissements sont des plaisirs auxquels les hommes ne veulent pas renoncer. C'est pourquoi les sages ont établi des règles pour, tout au moins, les limiter. Il y a peu, les politiciens qui se trouvaient au gouvernement décidèrent de mettre le profit au premier rang de leurs préoccupations et négligèrent les rites et le sens moral. Aussi le peuple devint-il arrogant et se mit-il à transgresser les règles. On peut mettre en parallèle l'Antiquité avec les temps actuels : jadis, on ne mangeait que les fruits de la saison et n'acceptait à sa table que les animaux tués de la façon convenable. On ne posait pas de filets et de collets dans les étangs, on ne ruait pas les animaux aux poils de plusieurs couleurs. De nos jours, les riches tendent des filets aux mailles serrées, attrapent les oisillons et les faons. Ils vivent dans l'insouciance et s'adonnent à la boisson. Ils jettent leurs filets dans tous les fleuves. On sacrifie des agneaux, tue des porcelets, plume des oisillons. Au printemps, on mange des oies et en automne des poulets. En hiver, on a de la mauve et à la morte saison du poireau ; bref, on mange de la coriandre, du gingembre, de la renouée et autres épices, des champignons, toutes sortes de bêtes ainsi que des fruits rares.
Des cavernes aux balustrades.
Jadis, on habitait des demeures à toit de chaume dont les poutres n'étaient pas équarries, quand ce n'était pas des huttes de terre ou des cavernes. On les jugeait des abris suffisants pour se garder du soleil et du froid, de la pluie et du vent. Plus tard, il y eut des maisons dont les poutres n'étaient pas sculptées ni le chaume taillé. On ne se servait ni de la hache ni du rabot ; on ignorait les ponceuses et les meules. Les grands officiers n'avaient droit qu'à des poutres et les simples nobles à une poutre faîtière taillée. Les hommes du peuple se construisaient des maisons de rondins. De nos jours, les riches veulent des balustrades torsadées, les murs extérieurs des maisons sont décorés ou peints à la chaux. Jadis, on ne vendait pas sur les marchés de vêtements qui ne répondaient pas aux nonnes, ni d'ustensiles qui n'avaient pas d'usage précis. Maintenant, on sculpte des objets qui ne sont pas conformes aux anciennes réglementations, on grave, sculpte et décore des bibelots superflus. Ce ne sont plus que vêtements aux teintes trop subtiles et parures multicolores. On se distrait avec des hommes de peu et on se mêle aux femmes. On se livre à toutes sortes de jeux, courses de chevaux, combats de tigres. On trouve sur les marchés des jongleurs et des acrobates, des animaux étranges et des musiciennes exotiques.
Chevaux et équipages.
Jadis, les princes feudataires n'avaient pas le droit d'élever leurs propres chevaux. Quand l'empereur en donnait l'ordre, ils se rendaient avec leur char dans les pâturages impériaux. Les roturiers n'utilisaient le cheval que pour se décharger d'un travail pénible. Ainsi, en campagne, il tirait le char et, en temps de paix, la charrue. De nos jours, les riches vont en grand équipage, suivis d'une longue escorte de cavaliers. Ils ont des quadriges et des voitures pour les femmes tirées par quatre chevaux. Les classes moyennes ont des cabriolets à moyeux courts. Ils nattent les crinières et ornent les sabots : un cheval, dans une écurie, mange la nourriture de six personnes et occupe la journée d'un homme en pleine force.
La soie et les brocarts.
Dans l'ancien temps, ce n'étaient que les vieillards, parmi les roturiers, qui avaient le droit de porter des vêtements de soie. Les autres devaient se contenter d'habits de chanvre. C'est d'ailleurs pour cela qu'on appelle les hommes du peuple « les hommes habillés de toile ». Puis, par la suite, on se vêtit de vêtements de toile à doublure de soie, à col droit et ne descendant pas au-dessous du genou, ou de vestes ouatées, sans bordures. Les vêtements de gaze, les brocarts ou les robes brodées étaient le privilège des princes et des impératrices. Les robes de soie sauvage et la tunique de soie doublée étaient réservées à la célébration des mariages. C'est pourquoi les soies brodées et les toiles légères ne se trouvaient pas sur les marchés. De nos jours, les riches portent des parures de brocart et des mousselines de soie ; les gens du commun portent des vêtements qui étaient jadis l'apanage des impératrices, et dans les occasions les plus ordinaires on se permet de revêtir des parures que l'on ne portait que dans les circonstances les plus solennelles, comme le mariage. Mais si le prix de la soie de belle qualité est deux fois plus élevé que celui de la soie brute, celle-ci est deux fois plus utile.
Charrettes et carrosses.
Jadis, les charrettes en bois n'avaient pas de cerclages, les chars à bancs n'avaient pas de ridelles. Par la suite, on construisit des voitures à fenêtres, sans voilage, à moyeux longs et à rayons serrés, dont les roues étaient parfois entourées de paille. Elles étaient surmontées d'un parasol de jonc, très simple, sans décorations de fils de soie laquée. Les grands officiers et les nobles avaient des chars aux roues cerclées de bois, au fond de cuir souple, tandis que les plébéiens n'avaient droit qu'à des voitures laquées, avec une grande ouverture et une roue unique. À présent, les dais des carrosses des riches roturiers sont retenus par des crochets de bronze damasquinés d'or et d'argent. Des bannières de soie flottent au vent et les poignées des portières sont enveloppées de brocart. Les plébéiens mettent des mors niellés d'or à la bouche de leurs chevaux et attachent à leur cou des brides ornées de grelots, tandis que les moyeux de leurs chars sont protégés par des parements guillochés.
Les pelisses et les manteaux.
Jadis, on portait une simple pelisse de peau de cerf dont on n'avait pas retiré les pattes ni les sabots et un bonnet de cuir. Puis les grands officiers et les nobles s'enveloppèrent dans des pelisses de ventre de renard et de marmotte, ils revêtirent des tuniques fourrées d'agneau à parements de léopard, tandis que les roturiers portaient des culottes de peau et des caleçons longs, des chaussures de cuir et une ceinture de peau. De nos jours, les riches s'habillent de manteaux de zibeline, de renard blanc ou bien de vestes molletonnées de duvet de canard. Les classes moyennes se parent de vêtements de feutre brodés d'or, et n'hésitent pas à porter des pelisses en marmotte de la région de Yan ou en poulain du pays de Dai.
La monte.
Jadis, les plébéiens montaient les chevaux à cru et utilisaient des cordes en guise de brides. Ils portaient des bottes de cuir et des selles de peau. Puis ils adoptèrent des selles de feutres et des mors de métal non ouvragé. Mais, de nos jours, les riches habillent leurs chevaux avec des oreillettes de cuir, ils les parent d'aigrettes d'argent, leur mettent des mors incrustés d'or et les recouvrent de couvertures en feutre ou en lourde soie guillochée. Ils leur font porter des pendentifs de jade ou des breloques barbares. Les simples roturiers utilisent des peaux séchées et tannées, laquées et brodées de fils de soie multicolores.
La vaisselle.
Jadis, on buvait dans des trous creusés à même le sol. On ignorait l'usage des coupes, des verres à pied et de tout récipient. Puis les roturiers utilisèrent les récipients de bambou, la vannerie, la poterie ou encore les calebasses. Seuls les vases sacrificiels, les coupes pour les libations, les soupières de cérémonie étaient décorés ou laqués. Mais, maintenant, les riches se servent de vases à col d'argent et à anses d'or, de pichets de métal précieux et de coupes de jade. Les classes moyennes utilisent des bols de laque qui sortent des ateliers de Yewang, des gobelets du Sseu tchouan damasquinés. Un gobelet incrusté coûte dix fois plus cher qu'un simple récipient de bronze qui rend les mêmes services.
Festins rituels et ripailles.
Jadis, nos ancêtres mangeaient du mil grillé et des morceaux de porc qu'ils déchiquetaient avec les doigts. Au cours des grands festins rituels, les vieux avaient droit à plusieurs rations tandis que les jeunes se tenaient debout et n'avaient droit qu'à une part de viande et un verre de vin. Et encore n'était-ce que lors de ces banquets communaux que l'on faisait bonne chère. Par la suite, on eut droit à du bouillon de haricot et à du riz blanc ainsi qu'à de la viande séchée et, lors des noces, à des grillades. De nos jours, tout est prétexte à ripailles, même les repas les plus ordinaires ; les ragoûts s'entassent en montagnes, les rôtis s'empilent sur les tables. On sert du bouillon de tortue, de la carpe en hachis, de l'émincé de faon, des œufs de poissons, des cailles rôties et des oranges, des terrines de poisson-globe, du pâté de lamproie et toutes sortes de mets extraordinaires.
Travail et beuveries.
Jadis, les hommes labouraient au printemps, sarclaient en été, moissonnaient en automne et engrangeaient en hiver. Ils travaillaient du matin au soir et même parfois durant la nuit. « Le jour nous recueillons la paille, le soir nous tressons des cordes ; hâtons-nous de monter sur les toits pour les réparer. Au printemps, nous sèmerons les différentes sortes de céréales. » C'est en ces termes que le Livre des odes glorifie les travaux des champs du temps jadis. En dehors des fêtes des moissons et du nouvel an, on ne prenait jamais de repos. On ne consommait pas d'alcool, on ne mangeait de la viande qu'à l'occasion des grands sacrifices. Mais, maintenant, noces et fiançailles, tout est occasion de banqueter et les festins se suivent sans interruption. La moitié de la population ne dessoûle pas du matin au soir. On délaisse son travail, on abandonne ses occupations et on s'étonne encore de n'avoir le temps de rien faire !
Bouchers et charcutiers.
Jadis, les roturiers se contentaient de riz grossier et de légumes. On ne servait de vin et de viande que lors des fêtes de fin d'année ou dans les grands sacrifices. Les princes feudataires ne tuaient pas de bœufs ou de moutons sans une occasion exceptionnelle, et les grands officiers et les nobles ne servaient pas des chiens ou des porcs pour leur ordinaire. À l'heure actuelle, bouchers et charcutiers, tant à la ville qu'à la campagne, abattent et préparent des viandes, même les jours qui ne se signalent par aucune fête. On se rassemble dans la campagne, on s'en va avec une charge de blé et on revient avec un quartier de viande. Or la viande d'un cochon d'un an vaut quinze boisseaux de grain, soit la consommation de céréales de deux semaines d'un travailleur de force.
La cohue des sacrifices.
Jadis, les roturiers se contentaient de poissons et de haricots pour les offrandes, ils ne sacrifiaient à leurs ancêtres qu'au printemps et à l'automne. Un noble n'avait qu'une pièce de sa maison consacrée aux tablettes de ses ancêtres, un grand officier en avait trois. À la date convenable, ils faisaient les sacrifices aux cinq dieux du foyer, se contentant de vouer un culte aux seules divinités domestiques. Mais, de nos jours, les riches n'hésitent pas à sacrifier aux cinq pics célèbres ; ils font des offrandes aux montagnes et aux rivières. Ils tuent des bœufs, jouent du tambour et donnent des spectacles de musique et de danse. Ils organisent des pantomimes où se produisent des danseurs masqués. Même les classes moyennes sacrifient aux esprits, construisent des pavillons à étages au bord de l'eau, égorgent moutons et chiens, jouent de la cithare et de la flûte. Les couches les plus pauvres de la population servent à leur table des poulets et des porcs assaisonnés aux cinq parfums. Ils ne songent qu'à prolonger les jours fériés et à prendre des jours de repos. Lors des fêtes, c'est la cohue sur les lieux de sacrifices.
Jadis, on cherchait le bonheur par une conduite vertueuse. C'est pourquoi les sacrifices étaient peu nombreux. On tentait de se rendre les cieux favorables en pratiquant la charité et l'équité, aussi avait-on rarement recours à la divination. Mais, de nos jours, les hommes, si relâchés dans leurs mœurs, se montrent extrêmement attentifs aux esprits. Ils négligent les rites mais sont fort rigoureux en ce qui touche aux sacrifices. On méprise ses proches pour se concilier les puissants. Bien qu'on n'en fasse qu'à sa tête, on a une confiance aveugle dans les horoscopes. Si par malheur, après les charlataneries survient quelque heureux succès, on abandonne totalement la réalité pour se fier à une fortune illusoire.
Sorciers et charlatans.
Jadis, l'homme de bien était attentif à pratiquer la vertu, l'homme du commun s'appliquait à bien faire son travail. C'est pourquoi tous deux méritaient leur nourriture. Mais, à notre époque, sévissent des charlatans qui se font passer auprès du peuple pour des sorciers et en tirent de substantiels bénéfices. Pour peu qu'ils aient le cuir épais et la langue bien pendue, ils amassent des fortunes considérables. C'est ainsi que des fainéants abandonnent les travaux des champs pour étudier auprès d'eux. Voilà pourquoi il y a tant de mages et d'invocateurs dans les villages et les marchés.
Literie et voilages.
Jadis, il n'existait pas de lits à montants, et l'on n'utilisait pas de bancs ou de tables. Par la suite, les hommes du commun fabriquèrent des lits non équarris tandis que le jonc était réservé aux grands officiers. Mais, maintenant, les riches ont des lits à baldaquin dont les tentures sont en lourds brocarts, des paravents somptueusement décorés et des étagères incrustées. Des tentures de soie épaisse et des voilages protègent le sommeil des classes moyennes. Et, dans leurs appartements, ce ne sont que peintures éclatantes, meubles et vaisselle de laque rouge ou noire.
Tapis et peaux.
Jadis, on ne connaissait que les tapis de peau ou d'herbe. On ne couvrait jamais le sol de nattes de jonc tressé ou de tapis de feutre, Par la suite, les nobles eurent des nattes épaisses et des tapis de paille de deux épaisseurs ou encore des nattes de jonc. Les hommes du commun firent usage de nattes de paille à trame de corde ou de simples tapis de bambou, Maintenant, les riches s'assoient sur des tapis brodés, des nattes de jonc souples et moelleuses, tandis que les classes moyennes recouvrent leurs planchers de peaux de loups ou de tapis de feutre d'Asie centrale, de nattes de jonc tressées, et utilisent des escabeaux et des sièges.
Boutiques et plats préparés.
Jadis, on ne vendait pas de mets tout préparés. Par la suite, apparurent des boucheries, des marchands de vins, des charcuteries, des poissonneries et des vendeurs de sel sur les marchés. Maintenant, on trouve partout des boutiques qui vendent des plats tout préparés. Ragoûts et viandes cuisinées envahissent les étalages. Si l'on n'est pas très ardent pour aller au travail, on est fort pressé de se remplir le ventre. On se régale d'émincé de porc, d'omelette à l'échalote, de pâté de chien et de bouillon de cheval, de poisson bouilli, de foie haché. Il y a aussi du mouton mariné, du poulet fumé, du lait de jument fermenté, des tranches d'estomac séchées, du mouton bouilli, des gâteaux à la pâte de haricot, du bouillon de poussin, de la soupe d'oie sauvage, des ormeaux fermentés, des courges sucrées, du sorgho grillé et des brochettes à la mode barbare.
Musiciens et chanteurs.
Jadis, il n'existait pour instruments de musique que les tambours de terre ou des mortiers et des pilons. On frappait sur du bois creux ou sur des pierres sonores pour exprimer sa joie. Par la suite, les ministres et les grands officiers eurent des batteries de pierres sonores, les nobles jouèrent du luth et de la cithare. Jadis, dans les grands banquets populaires, on jouait de la cithare ou frappait sur des tambours de terre ; il n'y avait pas de musique savante ni d'airs aux variations compliquées. Mais, de nos jours, les riches possèdent toutes sortes d'instruments : cloches, tambourins et autres, et entretiennent des chanteurs. Les classes moyennes jouent de la guitare, grattent de la cithare et font exécuter chez eux les danses de Zheng et des chants de Zhao.
Rites funéraires.
Jadis, un simple cercueil de terre cuite suffisait à recueillir la dépouille mortelle, ou bien un cercueil de bois entouré de terre calcinée suffisait pour protéger les ossements. Par la suite, le premier cercueil fut en bois de paulownia non décoré, et le second en bois ordinaire. Mais, de nos jours, les riches entassent dans les tombeaux toutes sortes d'objets, les classes moyennes se font construire des cercueils extérieurs en chêne et intérieurs en bois d'orme. Les pauvres eux-mêmes sont recouverts d'un linceul décoré, et le corps est enveloppé dans un sac de soie molletonnée.
Jadis, les objets funéraires ne consistaient qu'en simples reproductions d'objets réels pour montrer qu'on ne s'en servait pas. Par la suite, on mit dans le cercueil des hachis de viande, des chevaux de bronze, des figurines de bois ou de terre cuite. Ces objets étaient encore frustes. Mais, de nos jours, on enfouit avec les morts d'incroyables richesses, et les biens qu'on abandonne dans les tombeaux sont les mêmes que ceux qu'utilisent les vivants. Les fonctionnaires des commanderies et des préfectures font sculpter des statuettes de leurs suivants, construire des modèles réduits ou des maquettes de bateaux avec leurs rames, et de chars avec leurs roues. Les simples roturiers, qui parfois n'ont même pas de linge de corps, commandent des figurines en bois de catalpa, revêtues de brocarts et de soies fines.
Jadis, il n'y avait pas de tumulus sur les tombes, ni d'arbres. Retournés chez eux après avoir enseveli la dépouille mortelle, les parents du défunt apaisaient ses mânes par un sacrifice accompli dans la chambre à coucher. Il n'existait ni tertre, ni salle particulière, ni temple des ancêtres. Par la suite, les roturiers élevèrent des tumulus au-dessus des tombes, d'une hauteur de quelques pieds afin que le cercueil fût parfaitement recouvert. De nos jours, les tumulus des riches sont devenus de vraies montagnes sur lesquelles poussent de véritables forêts. On y élève des terrasses et on y creuse des galeries, on bâtit des tours et des pavillons à étages. Les classes moyennes se font construire des salles d'offrandes et des pavillons protégés par des écrans. Elles entourent les tertres de grillages et de murs.
Jadis, lorsqu'il y avait un deuil chez un voisin, on arrêtait les pilons, on cessait de chanter. Lorsque la famille voisine de celle où Confucius demeurait fut frappée d'un deuil, Confucius ne mangea pas à sa faim. Là où un fils pleurait son père, le maître s'abstenait de jouer de la musique. À présent, les deuils sont l'occasion de se divertir, on mange, on boit, on chante et on plaisante, bref, ce ne sont que fêtes et ripailles.
Jadis, on servait les vivants avec amour et on accompagnait les morts avec tristesse à leur dernière demeure. Les lois instituées par les sages n'étaient pas de vains ornements. Mais, de nos jours, alors qu'on néglige les vivants, on se glorifie de dépenses extravagantes pour les morts, bien que l'on ne ressente aucun chagrin. On croit manifester de la piété filiale par des funérailles somptueuses et s'acquérir ainsi un certain lustre auprès du vulgaire. On dilapide ses biens, dans le vain espoir de paraître plus pieux que le voisin.
Épouses et concubines.
Jadis, la règle était qu'un homme fondât un foyer en n'épousant qu'une seule femme. Par la suite, il fut établi qu'un simple noble aurait droit à une concubine, un grand officier à deux, qu'un prince feudataire pourrait épouser un groupe de neuf sœurs et cousines, jamais plus. Maintenant, les seigneurs ont plus de cent femmes, les grands dignitaires dix et plus, les gens aisés ont servantes et esclaves, et les riches des concubines plein leurs demeures. C'est ainsi que, tandis que les filles languissent dans les gynécées, les hommes ne trouvent pas de compagne jusqu'à la fin de leurs jours.
Innovations et réussite.
Jadis, on réparait les pertes d'une mauvaise année par les abondantes récoltes de l'année suivante. On conservait les vieux usages et n'inventait jamais. Mais, aujourd'hui, les artisans ont la rage de l'innovation, et les fonctionnaires changent constamment d'opinion. Quelles que soient les circonstances, on dissimule ses sentiments véritables, on ne rêve que de réussite, on se préoccupe uniquement de sa position sociale. On n'accumule les succès que pour se faire un nom, et personne ne songe à adoucir les misères endurées par le peuple. Les champs ne sont pas labourés, mais on embellit les bourgs et les villes. Les bourgs se dressent sur des décombres, mais on hausse encore leurs murailles.
Des animaux gavés.
Jadis, le travail des hommes n'était pas gaspillé pour nourrir des animaux, et on ne dilapidait pas les richesses du pays dans l'alimentation des chiens et des chevaux. C'est pourquoi les hommes avaient des biens et des forces à revendre. Mais, maintenant, la peine des cultivateurs sert à engraisser des bêtes étranges et des animaux sauvages qui ne sont d'aucune utilité. Tandis que le peuple n'a même pas une chemise à se mettre sur le dos, les chiens et les chevaux des riches sont recouverts d'habits brodés. Le peuple à la noire chevelure n'a même pas la balle du riz pour se nourrir, mais les oiseaux et les animaux des grands se gavent de sorgho et de viandes.
Belle vie des esclaves.
Jadis, les grands avaient à cœur les affaires de l'État et utilisaient le peuple conformément aux saisons. Le Fils du Ciel considérait les sujets de son empire comme des membres de sa famille. Ses domestiques et ses servantes participaient aux travaux publics quand le besoin s'en faisait sentir. Telle devrait être sa conduite, aujourd'hui comme autrefois. Mais, de nos jours, les employés de l'État entretiennent chez eux un grand nombre d'esclaves grassement nourris et chaudement vêtus sans le mériter par leur travail. Loin de mettre leur énergie au service de l'État, ils ne s'occupent que d'affaires personnelles et de bénéfices frauduleux. L'administration perd ainsi le fruit de leur travail et, tandis que le peuple n'a pas un panier de riz de réserve, les esclaves d'État accumulent des mille et des cents. Le laboureur est courbé sur la charrue du matin au soir, alors que les esclaves se promènent et se divertissent.
Les barbares se tournent les pouces.
Jadis, on était amical avec ses proches et distant avec les étrangers. On estimait ceux de sa caste et méprisait ceux qui n'étaient pas de son rang. On ne récompensait pas ceux qui ne s'étaient pas illustrés par quelque action d'éclat. On ne nourrissait pas de bouches inutiles. Aujourd'hui, bien que les barbares Man et Bo n'aient jamais rien fait en notre faveur, l'État leur a accordé des privilèges exorbitants. N'ont-ils pas reçu des palais et des villas ? La manne impériale s'est déversée sur eux avec une telle prodigalité qu'ils s'engraissent sur le pays à ne rien faire. Mais nos malheureux paysans meurent de faim, tandis que les sauvages s'empiffrent de viandes et se gorgent de vins. Le peuple à la noire chevelure sue sang et eau à retourner la terre, tandis que les barbares restent les bras croisés ou se tournent les pouces.
Luxe de la chaussure.
Jadis, les roturiers portaient des chaussures de corde ou de paille ou de simples sandales de cuir à courroies de soie. Par la suite, on eut des chaussures à courroies de cuir grossier ou bien des chaussons de peau. Mais, de nos jours, les riches portent des chaussures faites par des bottiers célèbres, fines et élégantes, doublées de soie et ornées de cordons, au talon décoré de franges et de galons. Les classes moyennes portent des socques de bois odoriférant, qui ont demandé beaucoup de temps pour être sculptées, ou encore des espadrilles en paille spéciale, les concubines et les esclaves sont chaussés d'escarpins de cuir ou de babouches de soie. Même les plus humbles ont des chaussures de paille souplement tressée recouverte d'une fine résille, et décorées d'un pompon.
Fantasmagories du Premier Empereur.
Jadis, les sages exerçaient leur corps et cultivaient leur esprit. Ils modéraient leurs désirs mais donnaient libre cours à leurs affections. Ils vénéraient le ciel et la terre, se montraient charitables et marchaient sur le sentier de la vertu. Vers le ciel montait le parfum des offrandes odorantes qui réjouissaient le Seigneur d'en haut. Aussi le Ciel accordait la longévité aux hommes et leur dispensait d'abondantes récoltes. C'est ainsi que Yao fut marqué au front de signes divins et régna sur la Chine pendant plus de cent ans. Mais, par la suite, l'empereur Ts'in Che Houang Ti guetta les signes étranges. Il croyait en toutes sortes de prodiges. Il envoya Lu Sheng (1), Mengao Xian, Xu Shi (2) et d'autres chercher dans la mer l'élixir d'immortalité. À Yan et à Ts'i, on abandonna la charrue et la bêche pour discuter magie et saints taoïstes. On vit de longues foules se rendre à la capitale parce qu'ils avaient entendu dire que les Immortels mangeaient de l'or et buvaient des perles fondues et vivaient aussi longtemps que l'univers. Alors l'empereur fit plusieurs expéditions vers les Cinq Montagnes Cardinales. Il se rendit dans ses palais au bord de la mer, obsédé par les Immortels des îles Penglai et d'autres fables du même tonneau.
Le dérèglement général.
La magnificence des maisons est la plaie des forêts. Le raffinement des objets est la plaie des ressources naturelles ; la somptuosité des parures est la plaie du chanvre et de la soie ; le raffinement de la chère donné aux chevaux et aux chiens est la plaie des céréales ; la voracité des sujets, la plaie des viandes et des poissons ; l'extravagance des dépenses, la plaie des greniers et des magasins ; l'incurie dans la régulation des stocks, la plaie des campagnes ; le dérèglement dans les funérailles et les sacrifices, la plaie des vivants. Le gaspillage et les perpétuelles innovations sabotent l'industrie. Lorsque les artisans et les commerçants tiennent le haut du pavé, l'agriculture ne peut que péricliter. Et quand une coupe ou un simple gobelet nécessite le travail de cent hommes et que la confection d'un paravent occupe des myriades d'ouvriers, le mal est grand. Les yeux sont éblouis par le chatoiement des couleurs, les oreilles charmées par les accents de la musique. L'oisiveté a amolli les membres, les saveurs douces et croquantes de mets exquis ont perverti les palais. On ne s'adonne plus qu'à des activités frivoles, on dilapide sa fortune pour des futilités. Et pourtant, chaque homme n'a qu'une bouche et qu'un estomac. Lorsqu'un pays connaît de telles disparités dans la répartition des biens, le gouvernement est affaibli, tout comme est menacée la vie d'un homme dont les organes sont déréglés.
LE PREMIER MINISTRE. - Comment guérir le mal ?
1. Magicien et alchimiste.
2. Ayant persuadé l'empereur de rechercher les îles des Immortels, il partit en 219 pour la mer de Chine avec plusieurs milliers de jeunes gens et de jeunes filles. De cette expédition, personne ne revint jamais.