22 janv. 2012

Dispute sur le Sel et le Fer (4)

Comme le temps passe vite... Deux ans après le précédent extrait, je vous livre aujourd'hui un passage du YANTIE LUN, aussi appelé "Dispute sur le Sel et le Fer". Pour ceux qui n'auraient pas suivi la série, voici un lien vers la présentation de ce prodigieux document chinois vieux de plus de 2 000 ans...


UNE MORALE QUI CHANGE COMME CHANGE LA MONNAIE

Le souverain distributeur.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - L'instauration de la monnaie comme moyen universel d'échange ne procure plus aucun avantage à la population quand les spéculateurs accaparent les produits. Une bonne planification des acti­vités agricoles n'empêche pas la nation de mourir de faim si les trafiquants accaparent les céréales. Étant donné qu'un homme habile peut gagner autant que cent personnes, alors qu'un naïf ne parvient même pas à faire rétribuer son travail, si le prince n'essaie pas d'atténuer les disparités ainsi créées, on va se battre pour faire fortune. Et voilà comment les uns amassent d'immenses réserves pendant que d'autres n'ont rien à manger. Quand les particuliers deviennent trop riches, l'État ne peut pas davantage les contrôler en leur offrant des postes de fonctionnaires que les tenir en respect par la menace des châtiments. Il n'y a pas d'égalité sans une certaine redistribution des richesses. Aussi le souverain avisé sait-il accumuler le grain dans ses propres greniers et en régler l'usage : qu'il réduise les surplus et comble les déficits, qu'il empêche les profits excessifs et mette un frein à la spéculation et voilà ses sujets prospères.

La peine et le salaire.
LES LETTRÉS. - Jadis, on vénérait la vertu et méprisait le profit. On plaçait le sens moral plus haut que les biens matériels. Du temps des Trois Rois sages (Yu, Tang et Woul), des périodes de prospérité alternaient avec des époques de déclin. Ces princes n'en ont pas moins redonné son lustre à la civilisation et raffermi un pouvoir chancelant. La dynastie Hsia régna par le sens moral, la dynastie Yin par la déférence et la dynastie Tcheou par l'éducation. L'enseignement de leurs écoles, leurs rites, prônant les saines vertus de la déférence et de l'effacement de soi, ont brillé en leur temps d'un éclat suffisant pour qu'on les juge dignes d'être pris en considération. Par la suite, on a vu l'étiquette et le sens moral se relâcher et se corrompre les mœurs ; les gentilshommes qui remplissaient une fonction dans l'État tourner le dos à leurs devoirs pour se lancer à l'assaut de la fortune ; les plus gros manger les plus petits et chacun précipiter l'autre dans la chute. Ainsi s'édifièrent d'immenses fortu­nes tandis que la majorité du peuple vivait dans le dénuement le plus complet.

Jadis, chacun remplissait la tâche qui lui était impartie : les fonction­naires ne se mêlaient pas d'agriculture et les cultivateurs ne s'adonnaient pas à la pêche. Portiers et veilleurs avaient des postes assurés et ne se livraient pas à ces trafics dont ils tirent de nos jours de substantiels bénéfices. Les malins et les sots obtenaient de leur peine un salaire égal. Personne ne nuisait à autrui ni ne cherchait à tout accaparer. Comme le dit le Livre des odes : « Il y avait des jeunes tiges qui n'étaient pas coupées et des gerbes qui n'étaient pas moissonnées ; les veuves, en glanant, y trouvaient avantage. »

Morale et société.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les rois Tang et Wen ont régné après une période de déclin et l'avènement des Han a mis un terme à une phase de décadence. Des formes de société policée succèdent à la rusticité antique. Il ne s'agit pas là d'un changement accidentel et fâcheux dans les coutumes, mais d'une loi historique qui veut que, lorsque certains usages tombent en désuétude, ils soient remplacés par de nouvelles institutions. Il ne faut pas y voir le goût du changement pour le changement, mais l'unique moyen de corriger les abus et de mettre un terme à la dégénérescence. La morale se transforme avec la société comme la monnaie change avec les temps. En guise de monnaie, les empereurs de la dynastie des Hsia utilisaient les cauris noirs (petits coquillages) et, les Tcheou, les pierres pourpres. Ultérieurement, on vit apparaître les pièces de métal en forme de couteau ou en forme de bêche. Toute chose décline après avoir atteint son apogée. Telle est la loi cyclique de l'existence. C'est pourquoi, si l'État n'impose pas une stricte réglementation des ressour­ces naturelles, ses administrés risquent de lui disputer les bénéfices qu'il en retire, de même que, s'il n'interdit pas la fonte des monnaies aux particu­liers, on risque de confondre la mauvaise monnaie avec la bonne. Enfin, des parvenus se ruinent en prodigalités et une plèbe appâtée par le gain ne pense qu'à tondre son semblable.

La pratique du troc.
LES LETTRÉS. - Jadis, il y avait des marchés, mais l'usage de la monnaie était inconnu. On ne pratiquait que le troc, et le commerce se limitait à l'échange : de la soie contre du chanvre, par exemple. Ensuite apparurent les écailles de tortue, les cauris, puis la monnaie métallique. Les change­ments de monnaie conduisirent le peuple à la fourberie. Seul le retour à la simplicité des premiers âges éliminera le mensonge et seule la restauration des anciens rites mettra un terme aux excès. Successeurs de périodes troublées, Tang et Wen n'en ont pas moins réformé les mœurs et les lois et fait resplendir la civilisation des Yin et des Tcheou. Mais les Han, qui viennent après une époque d'avilissement, n'ont rien modifié des habitudes de leurs aînés ; réaliser des bénéfices et modifier la monnaie pour retourner aux activités essentielles nous paraît aussi vain que de vouloir éteindre un feu en y jetant de l'huile. Que les grands respectent les rites, et le peuple restera simple dans ses mœurs ; qu'ils recherchent le profit, et le vulgaire se fera tuer pour quelques sous.

L'État et la monnaie.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Du temps de l'empereur Wen de notre dynastie, les particuliers avaient le droit de frapper la monnaie et de bouillir le sel. Le prince du pays de Wu avait mis la main sur toutes les richesses naturelles tandis que la puissante famille de Deng Tong s'était assuré le monopole exclusif de l'exploitation des ressources minières dans les montagnes occidentales. Tous les vauriens de la côte est allèrent prêter leurs services au prince de Wu, tandis que les royaumes de Ts'in, de Yang, de Han et de Chou se plaçaient sous la protection de la famille Deng. La monnaie émise par Wu et par Deng infestait tout l'Empire. C'est pourquoi on proscrivit la fonte de monnaies privées. Sitôt après la mise en application du décret, on vit les faussaires disparaître comme par enchantement, les hommes du commun ne songèrent plus à faire fortune par des moyens illégaux et chacun reprit ses occupations. N'est-ce pas cela, revenir aux activités essentielles ? Que l'Empire soit unifié, le peuple sera fidèle à son prince ; que la monnaie soit émise par l'État, et les sujets seront confiants.

Les faux monnayeurs.
LES LETTRÉS.
- Naguère, il y avait beaucoup de monnaies en circulation, les marchandises s'échangeaient et le peuple était heureux. Mais peu à peu on retira l'ancienne monnaie pour lui substituer des pièces faites d'un alliage d'étain et d'argent à effigie de dragon et de tortue. Cette nouvelle monnaie connut de nombreuses contrefaçons. On en fit une autre. Mais plus on modifiait la monnaie, plus le peuple devenait méfiant. Si bien qu'on a vu récemment les autorités retirer toutes les monnaies en circulation et confier le monopole de l'émission aux trois Offices régulateurs de l'économie. Ce qui n'a pas empêché des employés de l'administration et des artisans fondeurs de tirer parti des malfaçons dont ils se sont faits complices par la fabrica­tion de pièces inégales en taille et en poids. Incapables de reconnaître les différences entre les pièces, les paysans se défient donc de la nouvelle monnaie, et préfèrent l'ancienne. Naturellement, les marchands en profitent. Ils troquent les mauvaises pièces contre les bonnes, ce qui revient à échanger un demi-sou contre deux francs. Qu'on achète ou qu'on vende, on est volé. Malgré les règlements sur la fabrication de la fausse monnaie, la proportion de bonne et de mauvaise monnaie ne varie pas. Or, si on supprime à nouveau les pièces, les biens cesseront de circuler et le consommateur en pâtira encore davantage. Les Annales des printemps et des automnes (NDA : Chronique de la principauté de Lou, dont la compilation et la rédaction sont tradition­nellement attribuées à Confucius) disent : « Tout projet qui ne concerne pas jusqu'aux barbares ne mérite pas d'être pris en considération. » Voilà pourquoi un roi sage n'établit pas le monopole sur les ressources naturelles de son royaume pour en laisser la jouissance à ses sujets ; il n'interdit pas à son peuple de battre monnaie pour lui permettre d'échanger ses produits.

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