4 févr. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (27)



LES CALAMITÉS DU CIEL ET LES OUTILS DE L’ÉTAT

Le yin et le yang.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Yu et Tang furent de grands rois, il leur fallut pourtant à tous deux affronter des calamités naturelles : l'un l'inondation, l'autre la sécheresse. Ce sont là des malheurs dont seul le Ciel est respon­sable, de même que l'abondance ou la disette dépendent des mouvements du yin et du yang. L'homme n'y a aucune part. Quand la planète Jupiter se trouve dans le yang, c'est la sécheresse ; quand elle se trouve dans le yin, ce sont des pluies diluviennes. Tous les six ans, il y a disette, et tous les douze ans, une famine ; telles sont les lois de la nature. Nous n'avons aucune responsabilité dans ce cycle.

Pas de fléaux pour la vertu.
LES SAGES. - Jadis, quand gouvernaient les hommes vertueux, le yin et le yang étaient en harmonie ; les étoiles ne déviaient pas de leur route, le vent et la pluie se succédaient au moment opportun. Quand on cultive la vertu en soi-même, le renom s'étend dans tout l'Empire. Quand on fait le bien sur terre, le ciel vous récompense en dispensant ses richesses. Le duc de Tcheou ne ménagea pas sa peine et l'Empire fut en paix ; aucun malheur ne vint troubler son règne, les récoltes furent toujours abondantes, le vent ne cassait pas les tiges, la pluie n'emportait pas l'humus, il tombait une ondée toutes les dix nuits. Collines ou plaines, il n'y avait pas de lieu où la récolte ne mûrit à son heure. Comme le dit le Livre des odes : « Il se forme d'épais nuages et la pluie commence el tomber doucement. » Mais, maintenant, sans chercher à en comprendre le pourquoi, vous alléguez « le mouvement du yin el du yang ». Nous n'avons rien entendu de pareil à ce jour ! Mencius n'a-t-il pas dit : « Quand les campagnes souffrent de la famine, c'est que l'on néglige les travaux des champs. Quand les chiens et les porcs ont la même nourriture que les hommes, c'est qu'on ne fait pas d'économies. » Lorsque le père et la mère du peuple, voyant les sujets mourir de faim, s'écrient : « Ce n'est pas notre faute, c'est la récolte ", on dirait un criminel qui, après avoir égorgé quelqu'un avec un poignard, accuserait la lame.

Il vous échoit de débarrasser le peuple de ces fléaux que sont la faim et le froid ; pour mener à bien cette tâche, il vous faut abolir les monopoles sur le sel et le fer, limiter le profit, procéder à une nouvelle répartition des terres, stimuler l'agriculture, développer la culture du chanvre et du mûrier. Bref, tirer le meilleur de la terre. Il faut limiter les corvées, restrein­dre les dépenses. Voilà la seule façon de rendre le peuple prospère sans que ni les inondations, ni la sécheresse, ni une année de mauvaises récoltes ne puissent l'atteindre.

L'ouvrier fait le métal.
LE GRAND SECRETAIRE. - L'agriculture et le commerce sont des activités très différentes. Et il suffit aux hommes du peuple de travailler tous pour avoir tout en suffisance. Actuellement, l'État fond lui-même les outils agri­coles afin que le peuple s'adonne à l'agriculture à l'exclusion de toute autre activité sans avoir à craindre la faim ni le froid. En quoi les monopoles sont­-ils néfastes au point qu'on doive les supprimer ? Les corvéables et les prisonniers consacrent tout leur temps à la nation, les fournitures et les produits sont nombreux, et les instruments de bonne qualité. Mais le peuple des différents corps de métier, pressé par d'autres tâches et manquant de moyens, fabrique un fer mal fondu, mal forgé, peu solide. C'est pourquoi nous avons demandé de centraliser la fabrication du fer et l'exploitation du sel afin d'uniformiser la production et les prix, et de satisfaire aux besoins tant privés que publics de la population. Si les fonctionnaires donnent des instructions claires et si les ouvriers font bien leur travail, le métal aura la solidité requise et les outils seront efficaces. Quel désagrément en aurait le peuple et de quoi aurait-il à se plaindre ?

Médiocrité des outils.
LES SAGES. - Lorsque le peuple payait une patente pour fondre le fer et bouillir le sel, le sel ne coûtait pas plus cher que les céréales ; les ustensiles de métal étaient tranchants et de bonne qualité. Il n'en est pas de même depuis que l'État s'occupe de la fabrication des outils de fer : beaucoup sont de très mauvaise qualité, il y a du gaspillage, les ouvriers d'État sont haras­sés et ne font pas bien leur travail. Quand les artisans indépendants travaillaient de concert et que le père et le fils mettaient toute leur ardeur à la tâche, chacun avait à cœur de faire du bel ouvrage. Il y avait peu de mauvais outils. Lorsqu'il y avait urgence pour les semailles ou les récoltes, on les apportait et les distribuait dans les chemins vicinaux, le peuple avait
le droit de les acheter ou de les vendre, il pouvait échanger les anciens contre des neufs ou les troquer contre des marchandises ou des céréales ; parfois, on les achetait à crédit, si bien que l'on ne négligeait pas sa tâche. Ceux qui achetaient les instruments agricoles y trouvaient leur avantage et, de plus, la corvée en était allégée. L’État pouvait utiliser des corvéables à d'autres tâches, comme la construction ou la réfection des ponts et des chaussées pour le plus grand bien de tous.

Maintenant, on cherche à centraliser la production et à unifier les prix. Mais la plupart des outils sont cassants, et il n'y a aucun choix possible entre les bons et les mauvais. Les fonctionnaires ne sont jamais là et les outils diffi­ciles à obtenir. D'un autre côté, les paysans ne peuvent en faire des stocks, car ils rouillent. Alors, ils vont au loin acheter des outils, laissant passer des moments essentiels pour les travaux des champs. Le prix du sel et du fer d'État est trop élevé, ce qui lèse gravement les paysans, obligés de labourer la terre avec des instruments de bois et de sarcler à mains nues. Ils apla­nissent la terre avec un rouleau d'argile et mangent sans sel. Quand les fonderies nationales n'arrivent pas à écouler leurs produits, elles procèdent à des ventes forcées. Malgré des subventions continuelles, les artisans des ateliers d'État fondent des instruments de mauvaise qualité qui ne répon­dent pas aux normes. On lève sans répit de nouveaux contingents d'ouvriers pour remplacer les anciens, tous les corvéables sont également frappés et finalement tout le peuple en pâtit.

Jadis, dans un fief de mille familles et dans un domaine de cent chariots, potiers, forgerons, charpentiers et marchands pouvaient répondre à la demande de tous les citoyens en échangeant leurs produits. Les laboureurs n'abandonnaient pas leurs champs, et ils avaient suffisamment d'outils agri­coles. Les charpentiers ne coupaient pas les arbres et avaient suffisamment de bois ; les potiers et les fondeurs ne cultivaient pas les champs et avaient riz et blé en suffisance. Chacun y trouvait son compte et l'État n'avait pas à intervenir. C'est pourquoi les rois doivent s'attacher à l'agriculture et négli­ger les activités annexes. Ils doivent bannir tout ce qui est clinquant et apprêté pour éduquer leurs sujets par les rites et les guider par la simplicité de leurs mœurs. Alors, le peuple s'adonnera à l'agriculture et ne se laissera pas détour­ner par le commerce et l'industrie.

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