9 avr. 2010

Dans la tête d'un banquier, par Pierre Bourdieu

L'article que je vous présente maintenant a été publié dans le même magazine que l'article précédent (Manière de voir n°102). Il s'agit en fait d'une conférence donnée en 1996 par le sociologue Pierre Bourdieu aux rencontres culturelles franco-allemandes, qui se sont tenues à Fribourg cette année-là.

Il y est sujet de Banque centrale, et de réduction de dette publique.



DANS LA TÊTE D'UN BANQUIER

Ayant lu dans l'avion un entretien du président de la Banque centrale allemande (Bundesbank), M. Hans Tietmeyer, présenté comme le « grand prêtre du deutschemark » – ni plus ni moins –, je voudrais me livrer à cette sorte d’analyse herméneutique qui convient aux textes sacrés : « L’enjeu aujourd’hui, c’est de créer les conditions favorables à une croissance durable et à – le mot clé – la confiance des investisseurs. Il faut donc contrôler les budgets publics. »

C’est-à-dire – il sera plus explicite dans les phrases suivantes – enterrer le plus vite possible l’Etat social et, entre autres choses, ses politiques sociales et culturelles dispendieuses, pour rassurer les investisseurs qui aimeraient mieux se charger eux-mêmes de leurs investissements culturels. Je suis sûr qu’ils aiment tous la musique romantique et la peinture impressionniste, et je suis persuadé, sans rien savoir sur le président de la Banque centrale allemande, que, à ses heures perdues, comme le directeur de la Banque de France, M. Jean-Claude Trichet, il lit la poésie et pratique le mécénat.

« Il faut donc, dit-il, contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme. »

Entendez : baisser le niveau des taxes et impôts des investisseurs jusqu’à les rendre supportables à long terme par ces mêmes investisseurs, évitant ainsi de les encourager à porter ailleurs leurs investissements. Continuons la lecture :

« Il faut (…) réformer le système de protection sociale. » C'est-à-dire, bis repetita, enterrer l’Etat-providence et ses politiques de protection sociale, bien faites pour ruiner la confiance des investisseurs, susciter leur méfiance légitime, certains qu’ils sont en effet que leurs acquis économiques – on parle d’acquis sociaux, on peut bien parler d’acquis économiques –, c’est-à-dire leurs capitaux, ne sont pas compatibles avec les acquis sociaux des travailleurs, et que ces acquis économiques doivent évidemment être sauvegardés à tout prix, fût-ce en ruinant les maigres acquis économiques et sociaux de la grande majorité des citoyens de l’Europe à venir, ceux que l’on a beaucoup désignés en décembre 1995 comme de « nantis », des « privilégiés ».

M. Hans Tietmeyer est convaincu que les acquis sociaux des investisseurs, autrement dit leurs acquis économiques, ne survivraient pas à une perpétuation du système de protection sociale. C’est ce système qu’il faut donc réformer d’urgence, parce que les acquis économiques des investisseurs ne sauraient attendre. Et M. Hans Tietmeyer, penseur de haute volée, qui s’inscrit dans la grande lignée de la philosophie idéaliste allemande, poursuit : « Il faut donc contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer le système de protection sociale, démanteler les rigidités sur le marché du travail, de sorte qu’une – ce « de sorte » mériterait un long commentaire – nouvelle phase de croissance (…) ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort – le « nous faisons » est magnifique – de flexibilité sur le marché du travail. »

Ça y est. Les grands mots sont lâchés, et M. Hans Tietmeyer donne un magnifique exemple de la rhétorique euphémistique qui a cours sur les marchés financiers. L’euphémisme est indispensable pour susciter durablement la confiance des investisseurs – dont on aura compris qu’elle est l’alpha et l’omega de tout le système économique, le fondement et le but ultime, le telos, de l’Europe et de l’avenir –, tout en évitant de susciter la défiance ou le désespoir des travailleurs, avec qui, malgré tout, il faut aussi compter, si l’on veut avoir cette nouvelle phase de croissance qu’on leur fait miroiter, pour obtenir d’eux l’effort indispensable. Parce que c’est d’eux que cet effort est attendu, même si M. Hans Tietmeyer, décidément passé maître en euphémismes, dit bien : « Démanteler les rigidités sur le marché du travail, de sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail. » Splendide travail rhétorique, qui peut se traduire : Courage travailleurs ! Tous ensemble faisons l’effort de flexibilité qui vous est demandé !

Au lieu de poser, imperturbable, une question sur la parité extérieure de l’euro, le journaliste aurait pu demander à M. Hans Tietmeyer le sens qu’il donne aux mots-clés de la langue des investisseurs : « rigidité sur le marché du travail » et « flexibilité sur le marché du travail ». Les travailleurs, eux, entendraient immédiatement : travail de nuit, travail pendant les week-ends, horaires irréguliers, pression accrue, etc. (…)

Si un texte aussi extraordinaire, aussi extraordinairement extraordinaire, était exposé à passer inaperçu et à connaître le destin des écrits quotidiens de quotidiens, qui s’envolent comme des feuilles mortes, c’est qu’il était parfaitement ajusté à l’« horizon d’attente » de la grande majorité des lecteurs de quotidiens que nous sommes. Or cet horizon est le produit d’un travail social. Si les mots du discours de M. Hans Tietmeyer passent si facilement, c’est qu’ils ont cours partout. Ils sont partout, dans toutes les bouches. Ils courent comme monnaie courante, on les accepte sans hésiter, comme on fait d’une monnaie, d’une monnaie stable et forte, évidemment, aussi stable et aussi digne de confiance, de croyance, que le deutschemark : « Croissance durable », « confiance des investisseurs », « budgets publics », « système de protection sociale », « rigidité », « marché du travail », « flexibilité », à quoi il faudrait ajouter, « globalisation », « flexibilisation », « baisse des taux » – sans préciser lesquels – « compétitivité », « productivité », etc.

Cette croyance universelle, qui ne va pas du tout de soi, comment s’est elle répandue ? Un certain nombre de sociologues, britanniques et français notamment, dans une série de livres et d’articles, ont reconstruit la filière selon laquelle ont été produits et transmis ces discours néolibéraux qui sont devenus une doxa, une évidence indiscutable et indiscutée. Par toute une série d’analyses des textes, des lieux de publication, des caractéristiques des auteurs de ces discours, des colloques dans lesquels ils se réunissaient pour les produire, etc., ils ont monté comment, en Grande-Bretagne et en France, un travail constant a été fait, associant des intellectuels, des journalistes, des hommes d’affaires, dans des revues qui se sont peu à peu imposées comme légitimes, pour établir comme allant de soir une vision néolibérale qui, pour l’essentiel, habille de rationalisations économiques les présupposés les plus classiques de la pensée conservatrice de tous les temps et de tous les pays.

Ce discours d’allure économique ne peut circuler au-delà du cercle de ses promoteurs qu’avec la collaboration d’une foule de gens, hommes politiques, journalistes, simples citoyens qui ont une teinture d’économie suffisante pour pouvoir participer à la circulation généralisée des mots mal étalonnés d’une vulgate économique. Un exemple de cette collaboration, ce sont les questions du journaliste qui va en quelque sorte au devant des attentes de M. Hans Tietmeyer : Il est tellement imprégné par avance des réponses qu’il pourrait les produire.

C’est à travers de telles complicités passives qu’est venue peu à peu à s’imposer une vision dite « néolibérale », en fait conservatrice, reposant sur une foi d’un autre âge dans l’inévitabilité historique fondée sur le primat des forces productives. Et ce n’est pas par hasard si tant de gens de ma génération sont passés sans peine d’un fatalisme marxiste à un fatalisme néolibéral : dans les deux cas, l’économisme déresponsabilise et démobilise en annulant la politique et en imposant toute une série de fins indiscutées, la croissance maximum, l’impératif de compétitivité, l’impératif de productivité, et du même coup un idéal humain, que l’on pourrait appeler l’idéal FMI (Fonds monétaire international). On ne peut pas adopter la vision néolibérale sans accepter tout ce qui va de pair, l’art de vivre yuppie, le règne du calcul rationnel ou du cynisme, la course à l’argent instituée en modèle universel. Prendre pour maître à penser le président de la Banque centrale allemande, c’est accepter une telle philosophie.

Ce qui peut surprendre, c’est que ce message fataliste se donne les allures d’un message de libération, par toute une série de jeux lexicaux autour de l’idée de liberté, de libéralisation, de dérégulation, etc., par toute une série d’euphémisme, ou de double jeux avec les mots – réforme par exemple –, qui vise à présenter une restauration comme une révolution, selon une logique qui est celle de toutes les révolutions conservatrices. (…)

Revenons pour finir au mot-clé du discours de Hans Tietmeyer, la « confiance des marchés ». Il a le mérite de mettre en pleine lumière le choix historique devant lequel sont placés tous les pouvoirs : entre la confiance des marchés et la confiance du peuple, il faut choisir. La politique qui vise à garder la confiance des marchés perd la confiance du peuple. (…)

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