24 avr. 2013

Dispute sur le Sel et le Fer (30)

Encore un échange bref et cinglant entre le Grand Secrétaire et les Sages...





PROCESSION DES MISÉRABLES


L’État est autorité.
LE GRAND SECRÉTAIRE. - Les particuliers qui s'emparent illégalement des ressources naturelles portent atteinte aux intérêts de la communauté. Si nous vous écoutions, nous leur céderions toutes les richesses et l'État serait réduit à l'impuissance. Critiquer inlassablement, comme vous le faites, toute action du gouvernement, railler ses déclarations et vouloir ruiner les grands pour renforcer les humbles est d'une démagogie qui ne peut aboutir qu'à la destruction de l'autorité. Comment des chants de louanges pourraient-ils s'élever du peuple si le sens de la hiérarchie est foulé aux pieds ?

Les repus ne savent rien.
LES SAGES. - Jadis, les maîtres exploitaient sans excès. Ils ne saignaient pas le peuple dans les années de bonnes récoltes et, dans les mauvaises, ils toléraient des retards dans le versement de l'impôt. On ne demandait pas plus de trois jours de corvée par an au paysan, on ne lui prélevait pas plus d'un dixième de sa récolte. Aussi les sujets mettaient-ils toutes leurs forces au service de leur prince, tandis que ce dernier leur prodiguait son affection. Que le prince se conduise en prince et le vassal en vassal, et les rites et la vertu seront toujours respectés. Vers la fin de la dynastie des Tcheou, on vit tarir la générosité des rois et le peuple réduit à la misère, peu empressé à servir des princes devenus cupides, extravagants et rapaces. C'est pour protester contre l'iniquité des impôts fixés d'après la surface cultivée que fut composé, en signe de protestation, le Chant du Gros Rat. Le duc Ling de Wei, alors qu'on se trouvait au cœur de l'hiver et qu'il gelait à pierre fendre, leva des paysans pour creuser des étangs et des lacs artificiels. Haï Chin le criti­qua en ces termes : « L'hiver est extrêmement rigoureux. Le peuple souffre de la faim et du froid. Je vous supplie de mettre fin à la corvée. » Le duc répondit : « Il fait froid ? Et comment se fait-il que moi je ne le sente pas ? » Un proverbe dit : « Qui vit en paix ne vient pas en aide à qui vit dans la détresse, qui est repu ne nourrit pas l'affamé. »

C'est pourquoi ceux qui se gavent de viandes et de froment sont mal placés pour parler d'économies et de restrictions. L'oisif ne sait rien de la peine de celui qui travaille. Les privilégiés qui habitent les vastes salons de leurs belles demeures ne peuvent imaginer ce que c'est que de vivre entas­sés à plusieurs dans la pièce unique d'une misérable chaumière au toit percé, au sol humide et gluant. Les patriciens qui ont cent chevaux piaffant dans leurs écuries et dont les joyaux s'entassent dans des coffres ne peuvent pas comprendre ce que c'est que de vivre sans savoir de quoi sera fait le lendemain et d'être harcelé par les créanciers. Les riches propriétaires dont les domaines s'étendent à perte de vue savent-ils qu'il existe des malheureux qui n'ont à cultiver qu'un champ de la taille d'un mouchoir et pour habita­tion un trou à rat ? Les gros éleveurs dont les troupeaux de chevaux, de vaches et de moutons couvrent les collines et les vallées ignorent qu'il y a des misérables qui ne peuvent même pas nourrir un cochon. Les oisifs qui restent douillettement couchés, la tête appuyée sur un mol oreiller, et ne doivent rien à personne, ne peuvent pas comprendre ce que c'est que d'être traqué par les percepteurs. Les élégants qui portent des vêtements de soie et des escarpins de cuir souple ne peuvent savoir ce que c'est que de grelotter de froid en hiver sous une méchante tunique de toile et de souffrir la faim lorsque l'on n'a que du son à se mettre sous la dent. Les favorisés de la fortune qui peuvent traîner tout leur saoul à la maison et n'ont rien d'autre à faire qu'à manger ne peuvent comprendre la fatigue des paysans attelés à la char­rue du matin au soir. Les riches qui voyagent dans de bonnes charrettes tirées par de forts chevaux, suivis d'une nombreuse escorte, ne savent pas ce que c'est de marcher à pied en ployant sous le faix d'un pesant fardeau. Les maîtres qui vivent au milieu du luxe d'un élégant mobilier, servis par des esclaves empressés, ne connaissent pas la fatigue des hâleurs lorsqu'ils tirent une lourde jonque au milieu d'un rapide. Les nantis à la garde-robe bien fournie en vêtements moelleux et en pelisses, ceux qui habitent des maisons bien chauffées et se déplacent dans de confortables berlines, ne peuvent comprendre ce que c'est que de faire le guet aux frontières, quand le vent des steppes vous gèle la moelle des os. Les parents comblés, entourés de l'af­fection de leurs femmes et de leurs enfants, objets des soins de leurs petits-enfants, ne peuvent imaginer la douleur des épouses séparées de leur mari et l'affliction des parents à qui leurs enfants ont été arrachés. Les syba­rites dont les oreilles sont charmées par les accents d'une musique raffinée et les yeux flattés par le chatoiement des couleurs vives, ne peuvent savoir ce que c'est que de braver les flèches ennemies et de périr en terre étrangère. Les juges qui, confortablement assis, le visage tourné vers l'est, rédi­gent leurs arrêts, peuvent-ils imaginer l'angoisse des condamnés, enserrés dans la cangue ? Peuvent-ils ressentir la douleur des suppliciés dont les chairs sont lacérées par les coups de bâton ? Les hauts fonctionnaires qui, assis sur des tapis de feutre et de belles nattes de bambou, tiennent en se jouant les registres ne peuvent rien savoir de la peine des simples exécutants.

Lorsque le prince de Shang exerçait la fonction de Premier ministre à Ts'in, il coupait les têtes aussi facilement qu'on fauche le blé. Il mettait les années en campagne comme on manie la fronde. Si bien que les os des soldats blanchissaient le long de la Grande Muraille et que les convois mili­taires se suivaient à perte de vue. On partait plein de rêve et on revenait moribond. Avez-vous donc perdu tout sentiment d'humanité ?

L'homme de bien est charitable parce qu'il sait se montrer clément; il est juste parce que mesuré ; ses goûts et ses répugnances sont partagés par tout l'Empire. Gong Liu aimait les richesses, pourtant aucun voyageur ne partait de chez lui sans un sac bien rempli. Tai Wang avait un faible pour le beau sexe, pourtant il n'y avait pas de femmes délaissées dans son gynécée et l'on ne rencontrait pas de célibataires dans l'Empire. Bien que le roi Wen ait instauré des châtiments, aucun condamné ne se plaignait. Quand l'empe­reur Wou fit la guerre, ses soldats mouraient pour lui avec joie et ses sujets étaient heureux de le servir. Sous de tels princes, de quelles peines se plain­drait le peuple, quel besoin aurait-il de critiquer le gouvernement ?

Les ministres, très pâles, restent silencieux. Ils semblent être rentrés sous terre. La discussion est suspendue.

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